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Aurélie Latourès

Centre Hubertine Auclert

Fiona : Notre sujet tourne particulièrement autour des féminicides, comme nous vous l’avions dit, sujet qui est très lié aux violences que vous étudiez au quotidien. Nous voulons savoir, pour vous, ce qu’est un féminicide ?

 

Aurélie Latourès : Le féminicide c’est le meurtre d’une femme du fait qu’elle est femme, du fait de son genre. En France, le féminicide, c’est un terme qui a été plutôt emprunté à l’espagnol, importé dans des situations, notamment en Amérique latine, où les féminicides étaient vraiment des meurtres où l’on ciblait des femmes, notamment des meurtres de masse comme à Ciudad Juárez. Ce terme-là existait dans ces contextes-là. Il a connu une réappropriation récente, dans les médias, dans les réseaux féministes, en France, en ce qui nous concerne, plus récemment, et il se concentre sur les meurtres de femme dans le cadre du couple. C’est une question d’ailleurs, d’élargir la définition à d’autres situations de meurtres, qui peuvent se dérouler dans d’autres contextes que le couple au sens large (pas forcément cohabitant, mais dans une situation d’intimité, lié à une relation intime). En tout cas, en France, il me semble que c’est vraiment cette représentation. Il y a encore un an et demi, peut être deux ans – vous l’avez sûrement mieux retracé que moi – nous ne parlions pas du terme féminicide dans nos formations. Personne ne comprenait ce que c’était, on ne se serait pas aventurées à utiliser ce terme qui pouvait paraître à la fois trop technique ou alors à l’inverse trop militant, d’une certaine manière. Aujourd’hui ce n’est plus le cas, et c’est une très bonne chose ! Après, il est vrai que la définition elle-même a peut-être été un peu réduite, mais ça lui a donné une certaine force pour être un outil de plaidoyer et de visibilisation des féminicides dans le cadre du couple, en France en tout cas.

 

F. G. : Merci beaucoup ! Vous parlez d’un outil de plaidoyer, est-ce que vous l’utilisez comme ça, dans vos études, ou avec vos partenaires ? 

 

A. L. : Dans nos études, c’est encore assez récent, mais dans nos formations, maintenant, on l’utilise vraiment. C’est pour cela que j’en parlais justement dans nos formations, nos interventions, nos sensibilisations... En tant que chargée d’étude, je m’appuie énormément sur la question des données statistiques qui permettent d’objectiver le phénomène des violences à l’encontre des femmes, parce qu’on a des données scientifiques qui sont nécessaires à faire connaître, et c’est un point d’appui très important dans la lutte contre les violences. Parce que pendant longtemps c’était un phénomène tabou. Parce qu’on n’avait pas de données, on pouvait un peu dire tout et rien, et dire que finalement ce n’était pas un sujet. Aujourd’hui on en a, c’est important de les faire connaître. Du coup, on a aussi à coeur de mettre en évidence que dans ces données là, on voit que les femmes sont surexposées à toute forme de violences, notamment à caractère sexiste et sexuel. Donc le terme féminicide permet de mettre un mot sur le fait que ce sont les femmes qui sont davantage concernées, notamment dans le cadre des violences conjugales. Donc on l’utilise et on explique à chaque fois pourquoi ce terme n’est pas anodin, que ce n’est pas juste un terme supplémentaire, que derrière, il a une charge aussi d’analyse structurelle des rapports de force entre les femmes et les hommes. Du coup on l’utilise, en essayant de le décrypter, parce que justement il a été beaucoup repris par les médias, et c’est super, tout le monde s’en saisit. En formation, on va dire par exemple “cette année on a eu tant de féminicides, ce mois-ci il y a eu tant de féminicides… qu’est-ce que ça veut dire des féminicides, pourquoi on parle de féminicides, pourquoi c’est important de réfléchir à ce qu’il y a derrière ce terme…” Voilà comment nous, on se l’est réapproprié aussi comme un outil de déconstruction et de plaidoyer. En tout cas, pour le moment, à l’étape des formations et de sensibilisations des professionnel-les. 

 

F. G. : C’est très clair ! Vous parlez de l’importance des données, et du nombre de féminicides qu’il peut y avoir, qui peut servir comme outil. De notre côté on a vu que dans un de vos dépliants vous parliez de la Délégation aux victimes, qui a un comptage officiel : est-ce que du coup vous vous appuyez sur d’autres systèmes de comptage ? Par exemple l’AFP, Libération ou Féminicide par compagnon ou ex ont leur propre comptage. Est-ce de votre côté vous avez votre propre méthodologie ? Ou est-ce que vous vous appuyez sur d’autres ? 

 

A. L. : Ce qui est vraiment important, parce qu’on est un organisme associé à la Région, est qu’on a aussi une association loi 1901, qui fédère (on n’a pas de personnes physiques qui sont là, mais des personnes morales) plus de 130 associations féministes, ou qui ont un axe fort sur l’égalité femmes-hommes dans leur projet associatif. On a aussi un positionnement qui est plus institutionnel que d’autres structures, plus associatives. En l'occurrence on est vraiment une plateforme, donc on a aussi un rôle de diffusion très large : on a une newsletter, qui fait 10,000 abonné-es, sur les violences faites aux femmes et sur les chiffres… Et pour revenir sur la discussion qu’on avait avant et sur votre question : nous on se dit que c’est important de ne pas démultiplier les sources. C’est quelque chose qu’on fait aussi avec nos partenaires au niveau national. On se dit que c’est important qu’on valorise une source, et qu’on s’appuie sur cette source-là tout au long de l’année. Nous le constatons au niveau des formations : il y a énormément de résistance, malgré toute la médiatisation qu’il y a – et c’est une très bonne chose – sur les violences à l’encontre des femmes. Cela reste un sujet qui est très sensible, et pour lequel il y a de très fortes résistances ! Il ne faut pas se voiler la face. Du coup la question des chiffres, souvent, donne lieu à des discussions, en disant que ces chiffres sont manipulés, mal construits, biaisés. Du coup on doit être d'équerre là dessus. Sur les féminicides par exemple, on utilise les données du Ministère de l’Intérieur parce que ce sont celles qui sont diffusées par les principales institutions. Après on ne s’interdit pas, dans des formations, d’évoquer évidemment le comptage de Féminicides par ex parce qu’il est beaucoup plus actualisé que celui du Ministère de l'intérieur, qui n’est publié qu’une fois par an. Par contre dans nos publications écrites, du type de celles qu’on va mettre sur notre site, annuelles – on ne fait pas de comptage tous les mois, on doit mettre en page nos chiffres, cela coûte, du coup on ne le fait que tous les ans ou tous les deux ans – on s’appuie sur les chiffres institutionnels. Ces données, notamment du compte Facebook, on s’en est beaucoup servi dans nos formations.

 

Le chiffrage proposé récemment par l’AFP, là ça peut poser problème, justement, parce que cette démultiplication de chiffres peut brouiller le message, et alimenter les arguments de ceux qui contestent la réalité des violences faites aux femmes par exemple. C’est une bonne chose que les journalistes s’emparent enfin des féminicides, mais on aurait aimé qu’ils/elles le fassent avant, et pas nécessairement pour remettre en cause le comptage en tant que tel. Libération avait travaillé sur l’analyse qualitative des données du Ministère de l’intérieur, de la DAV donc, et c’était de super papiers, un super travail qui permettait de retracer les parcours des femmes tuées par leur partenaire ou ex, c’est-à-dire s’appuyer sur les chiffres pour les analyser en profondeur Mais là, de se dire que le point de départ était “est-ce que les chiffres sont vraiment fiables, ceux qui sont proposés par Féminicide par compagnon ou ex”, on peut s’interroger sur cette problématique de départ. Interroger les chiffres officiels pour les faits avancer, oui mais s’attaquer ouvertement aux décomptes quotidiens de militantes, c’est plus problématique. C’est un collectif de bénévoles, qui s'appuie  sur des coupures de presse, avec tous les biais qu’il peut y avoir, elles permettent d’avoir un comptage qui n’est pas un comptage scientifique. D’ailleurs elles ont fait quelques erreurs, elles sont revenues dessus… Ce sont des bénévoles.  Le collectif s’appuie sur des morts qui existent, donc il n’y a pas de raison d’aller remettre en cause ça. Ce qu’il faut c’est effectivement que le décompte institutionnel (du Ministère de l’intérieur) s’affine, il faudrait prendre en compte par exemple les suicides de femmes dans un contexte de violences conjugales. 

F.G. : Pour revenir au féminicide en tant que sujet de controverses, il y a donc déjà des controverses sur le comptage, et nous avons repéré aussi une controverse sur l’entrée ou non du féminicide dans le code pénal. Si ces thématiques sont définies comme des “noeuds de controverses”, est-ce que vous en imaginez d’autres ? Sur lesquelles vous vous positionnez en tant qu’institut ? On a vu pendant le Grenelle que le sujet du code pénal était un sujet central, on se demandait si votre institut se positionnait plutôt sur le comptage, ou si vous aviez d’autres points de positionnement ? 

 

A. L. : Alors on ne se positionne pas vraiment par rapport au comptage. On fait vivre des données qui existent, on n’en produit pas, on ne prétend pas en produire de nouvelles sur les fémincides. Sur les données du Ministère de l’intérieur, ou celles sur lesquelles on avait retravaillé sur le féminicide par compagnon ou ex, on va nous s'interroger sur ce qu’il se passe en Île-de-France. Donc on a pu faire des analyses qu’on n’a pas forcément publiées, qu’on utilise dans des formations, et d’autres supports pour voir ce qu’il en est sur ce territoire. C’est important parce qu’on est en lien avec des élu-es, des collectivités locales. Je ne l’ai pas dit mais nos membres ce sont aussi une cinquantaine de collectivités locales, des villes, des intercommunalités, qui sont énormément en demande de données locales sur les violences à l’encontre des femmes. C’est l’objet qui est assez récurent dans leurs propres actions locales. Du coup on a pu faire des analyses sur les féminicides, plus au niveau local, plus qualitatives. Donc on ne prétend pas produire des données sur les féminicides en dehors de l’exploitation des décomptes qui se font par ailleurs. On n’a pas un positionnement spécialement par rapport à ça. On utilise le terme notamment dans notre newsletter, c’est un terme qui est utilisé aussi dans nos publications : on ne s’interdira pas de l’utiliser. Pour autant, sur d’autres positionnements, on a une parole assez institutionnelle, on ne fait pas de communiqué de presse. Notre seule parole un peu politique va être les éditos, qu’il y a sur notre newsletter. Par rapport à ça, on a un positionnement différent d’autres associations. Après, dans les études qu’on peut mener, on va pouvoir formuler des recommandations, mais c’est basé sur des études qu’on conduit. Pour le moment, on n’a pas travaillé sur les féminicides, en tout cas de façon spécifique. Du coup on ne se positionne pas, par exemple par rapport à des sujets comme l’inscription du féminicide dans le Code pénal.

 

 

F. G. : Merci beaucoup. Du coup pour en revenir à votre rôle institutionnel, votre lien avec le Ministère de l’intérieur et votre rôle de formateur, est-ce que vous avez un lien avec la MIPROF ? 

 

A. L. : Oui, c’est ce qu’on évoquait sur la question des données, d’avoir une source de données : on s’appuie toujours sur des sources qui sont publiées une fois par an, en novembre, par les lettres d’informations de la MIPROF. On participe à leur groupe de travail, on est en lien avec leur groupe qui travaille sur l’harmonisation des statistiques. Justement pour éviter que beaucoup de chiffres différents fuitent sur les féminicides, mais aussi sur les violences conjugales, les violences sexuelles, le harcèlement sexuel, toutes les formes de violences à l’encontre des femmes. On est en lien étroit avec la MIPROF.

 

 

F. G. : Pour l’harmonisation des statistiques par exemple, on essaye de comprendre comment votre travail se structure dans le temps mais aussi avec les partenaires, et on se demande quelle forme prennent les productions que vous faites ? Est-ce que ca va être des rapports ? Des comptes rendus ? Puis à qui vous allez les communiquer et comment pour que ça ait un impact sur, par exemple, les méthodologies de comptage ? 

 

A. L. : Nous du coup, vous verrez sur notre site – je vous renverrai les liens – on a réalisé différentes études. Soit on les internalise quand il s’agit d’études de recherches-actions qui mobilisent des données secondaires d’associations, parce qu’on part du principe que les associations qui accueillent, accompagnent, écoutent des femmes victimes de violences ont aussi des données d’activité qui sont vraiment intéressantes à exploiter et qui sont compliquées à faire parler d’un point de vue scientifique. Donc on essaie de justement les intégrer car ce sont des données qui ne sont pas exploitées la plupart du temps. On peut sur certaines études faire des appels d’offres, et faire appel à des universitaires, en fonction des crédits qu’on a. Du coup on a différentes façons de travailler.

Soit on répond à des demandes en fait – certaines de nos études ne sont d’ailleurs pas forcément publiées – : on a travaillé avec la  Préfecture de Police de Paris, sur un travail en interne sur l’accueil des femmes victimes de violences dans les commissariats. Mais ça n’avait pas vocation à être publié, c’était pour faire évoluer les pratiques en interne. Notre spécificité c’est de ne pas produire de la donnée pour produire de la donnée ; c’est vraiment produire de la connaissance, en mobilisant les données de terrain, et les faire parler pour que ça facilite la prise de décision des décideurs. Donc systématiquement dans nos études on a toujours un volet recommandations opérationnelles : comment changer, améliorer la prise en compte de ces situations. Le dernier rapport qu’on a publié, pour le coup, c’était sur les cyberviolences conjugales. Donc là on a travaillé avec une association qui accueille des femmes victimes de violences conjugales pour essayer de mesurer l’ampleur des formes de violences qu’elles pouvaient vivre via le numérique, voir comment ça se caractérisait, dans quel contexte, est-ce que c’était avant ou après la séparation, est-ce que c’était avec des enfants ou pas, est-ce qu’elles ont déposé plainte ou pas, qu’est-ce que ça a fait. Et on a enquêté auprès des professionnel-les pour savoir : est-ce qu’ils repéraient ou pas ces situations-là, quelles étaient les difficultés auxquelles ils ou elles étaient confronté-es par rapport aux situations habituelles, et ensuite on a formulé des recommandations. Parmi ces recommandations il y avait aussi l’évolution du droit, puisqu’on s’est rendu compte que finalement le droit, en grande partie, incluait un certain nombre de violences via les outils numériques, qui étaient peu mobilisés. Donc ces infractions existaient en fait, pouvaient être caractérisées en droit, mais étaient peu appliquées. Déjà, au niveau de la prise de plainte : il y avait beaucoup de refus de plaintes, parce que les policiers connaissent peu ces infractions-là, et ensuite les magistrats les condamnent très peu. Donc on a travaillé avec le Ministère de la Justice pour faire un tableau qui recense les infractions, et on a constaté aussi qu’il n’y avait pas de circonstance aggravante quand ces infractions avaient lieu dans le cadre du couple. Alors que l’on sait bien que justement c’est le cadre du couple qui rendait plus facile le fait d’imposer, d’avoir les codes d’accès du téléphone… Et donc là, pour vous donner un exemple, on avait aussi recommandé que la circonstance aggravante soit reconnue pour renforcer les sanctions. Et c’est justement un point qui est intégré dans la proposition de loi visant à protéger les victimes de violences conjugales (déposée en janvier 2020)– je ne sais pas où il en est vu la crise en cours –  suite au Grenelle sur les violences conjugales

F.G. : D’accord ! C’est vraiment très intéressant, cela nous permet de mieux comprendre. Vous parlez beaucoup de l’ampleur des violences. Nous essayons de mieux comprendre le lien avec le féminicide : comment définiriez-vous l’éventuelle limite qui peut exister entre les deux, sachant que certaines actrices vont parler de « continuum de violences » : comment déterminez-vous la relation entre les violences – conjugales, etc. – et le féminicide ?

 

A.L. : Oui nous nous appuyons tout-à-fait sur la démarche de continuum. Les femmes sont à la fois exposées à différentes formes de violences tout au long de leur vie, c’est bien la particularité par rapport au vécu des violences pour les hommes. Si on pense aux violences sexuelles, qui pour les hommes se concentrent plutôt avant 18 ans, on voit que pour les femmes, ces violences sont dans toutes les sphères : privée, publique, professionnelle, dans tous les domaines et tous ces espaces-là, elles sont exposées tout au long de leur vie, quel que soit leur âge. C’est ce continuum-là sur la vie. Et puis ce continuum, aussi, entre les différentes formes de violences. Pendant longtemps, on a souvent considéré que certaines formes de violences étaient peut-être plus « mineures » ou anodines – y compris les femmes elles-mêmes – cela contribuait à cette forme de sexisme ordinaire qui peut passer par des insultes. C’est un terreau pour les autres formes de violences, et souvent la banalisation justement est le même mécanisme qui rend possible toute forme de violence quelle que soit leur nature. C’est important de ne pas les penser de façon isolée, car en termes de prévention ça n’a aucun sens de par exemple ne travailler que sur les féminicides. C’est pour ça que nous considérons que c’est très bien que la question sur les féminicides vienne sur le débat public. Après, elle ne doit pas invisibiliser les violences conjugales, qui ne sont pas aussi « dramatisées » quelque part. Parce que c’est vrai qu’évoquer les féminicides est aussi un moyen de mobiliser les élu-es. Il y a de très nombreuses situations qui s’installent sur de très nombreuses années, sur lesquelles il faut lutter, et effectivement la question du danger est importante. C’est une conséquence : les violences sexuelles pendant des années, ce sont des séquelles qu’il faut aussi gérer. En bref, il n’y a pas d’échelle de gravité à mettre. Mais par contre, la même analyse se pose sur toutes les formes de violences, que ce soient des violences sexuelles, du harcèlement, jusqu’au sexisme soi-disant plus ordinaire. 

 

 

F.G. : Vous parlez du fait qu’il y a une prise de conscience très récente. Nous avons aussi pu constater dans la chronologie qu’il y a vraiment une concentration récente de ce thème dans le débat public. Auriez-vous une idée du moment précis où les débats ont pris la forme qu’on leur connaît actuellement ? Est-ce que vous avez en tête un événement qui pourrait correspondre à cela ?

 

A. L. : (rires) C’est une bonne question ! En étant un peu les mains sur le guidon en permanence, on observe ces frémissements. Après, on n’a pas eu le temps de se poser de manière rétrospective. En tout cas – ce n’est pas scientifique, je n’ai pas fait d’analyse dessus – le décompte qui a été lancé par le collectif sur Facebook a existé pendant un moment sans être forcément relayé très largement. Quelques réseaux féministes ont commencé à partager la page régulièrement. Après, je pense que ce qui, vraiment, a créé le cliquet qui a fait que tout d’un coup, sur mon fil de réseaux sociaux, je voyais l’alerte sur le même féminicide revenir 10, 20, 30 fois, tout d’un coup cela a été repartagé systématiquement. Ca a vraiment été le relai qu’a proposé Nous Toutes, qui à chaque fois a fait une impression avec leur visuel en violet. Très rapidement, elles ont repris ce décompte et ça a donné une énorme visibilité. Moi j’ai eu l’impression que c’était beaucoup relayé à partir de ça, y compris par les médias. Ce fut plus ce visuel de Nous Toutes que celui du collectif – ce qui a pu d’ailleurs un peu énerver le collectif. Mais ceci dit, ça leur a donné une espèce de diffusion tellement large, dans un cercle beaucoup plus large que le cercle féministe. C’est l’idée que c’est Nous Toutes qui faisait le comptage, parce que vraiment, elles avaient cette force de frappe. Je pense que Nous Toutes a été moteur sur les mobilisations au niveau régional, dont on n’avait vraiment pas l’équivalent jusqu’à il n’y a pas si longtemps. Elles ont aussi beaucoup contribué à cette visibilité de ce décompte-là. C’est l’intuition, le ressenti que j’ai.

 

Après, ce qui était très nouveau pour nous qui travaillions depuis des années sur les questions de violences conjugales, c’est que tout d’un coup les médias s’en sont emparé. C’est-à-dire qu’on se lève le matin et sur France Inter, on nous parle du décompte des féminicides de la veille. Ce n’était jamais arrivé. Les médias s’y intéressaient parce que c’étaient des faits divers extraordinaires, parce qu’il y avait quelque chose d’exceptionnel, mais ce n’était jamais quelque chose dont on parlait en continu. Et là le fait de pouvoir compter en temps réel, les médias généralistes – pas que sur les réseaux sociaux – s’en sont emparé et là ça a fait un effet qu’on a connu après. Je ne sais pas si ça répond à votre question…

 

 

F.G. : Si tout-à-fait ! Vous parlez de Nous Toutes : est-ce que ce serait le type d’acteur avec lequel vous pouvez échanger ? Puisqu’elles ont eu un impact au niveau régional, et que vous comptez plus de 130 associations, on se demande comment avec une telle activité au niveau local, vous pouvez parfois tisser des liens avec d’autres échelles pour avoir des alliés dans votre activité.

 

A.L. : Alors nous, comme je le disais, on est plus institutionnel, donc on n’est pas dans la mobilisation de bénévoles ou d’action sur le terrain. C’est super que chacune fasse des choses qui sont complémentaires, et au contraire qu’on ne soit pas chacune à faire la même chose. Nous ne prétendons pas mobiliser le grand public de la manière dont le fait très bien Nous Toutes ou d’autres collectifs. C’est important d’ailleurs qu’elles restent non-institutionnelles, qu’elles soient comme elles sont. Nous, on a pu être sollicitées par Nous Toutes. Elles nous demandent des outils, des plaquettes, elles relaient nos infos.  

F.G. : Nous arrivons sur les dernières questions que nous avons pour vous. Nous étions curieuses de savoir si vous aviez des outils mis en place, que ce soit au travers de votre formation ou en interne. On sait par exemple que d’autres observatoires ont pu mettre en place par exemple des Téléphones grand danger, des bons Taxi etc. Ca peut aussi être des outils, par exemple de formation, pour les professionnel-les qui sont du côté de l’accueil des victimes. Est-ce que vous auriez des outils à citer ?

 

A.L. : Alors nous on n’est pas dans la mise en œuvre des dispositifs en direction des victimes parce qu’on est à notre niveau… En fait, il n’y a pas d’équivalent à notre observatoire en France. Nous sommes au niveau régional. On a des observatoires départementaux qui eux, proposent les compétences du travail social, qui sont les compétences du département, mais ne sont pas le travail de la région. On n’a pas l’équivalent de lien avec les victimes. Nous, on n’intervient pas auprès des victimes, mais auprès des professionnel-les. Du coup on ne gère pas des dispositifs TGD ou d’autres dispositifs de protection directe des victimes. Par contre on peut développer des outils pour que les professionnel-les soient mieux renforcé-es pour mieux écouter, pour mieux orienter les femmes victimes de violences. Donc par exemple on a créé une cartographie en ligne. C’est un dispositif qui nous a permis de recenser aujourd’hui 450 permanences spécialisées, qui sont proposées par des professionnel-les qui sont formé-es au différentes formes de violences. L’idée est, à partir de cette carte, d’avoir un moteur de recherche où l’on peut chercher soit par besoin (accompagnement psychologique, juridique, ou autre : pour des mutilations sexuelles féminines, des violences sexuelles…), soit par département en tapant son code postal. L’idée est d’encourager les professionnelles qui sont en première ligne, qui ne sont pas forcément celles qui doivent accompagner les femmes victimes de violences, mais qui peuvent recevoir cette première parole, et parfois se dire « mais qu’est-ce que je vais dire à cette dame ; je ne sais pas quoi faire », qui parfois se refusent du coup à poser la question. De leur dire qu’elles peuvent orienter les femmes vers des dispositifs spécialisés où l’on diffuse le lien vers cette cartographie, qu’on met à jour très régulièrement. On la diffuse une fois par an à l’ensemble des professionnelles d’Ile-de-France, du secteur de la santé, policiers, gendarmes, travailleuses sociales. Et on a réalisé une fiche réflexe qui est un peu les éléments de base à avoir en tête quand on accueille la parole d’une femme victime de violence, sans forcément en faire des accompagnateurs ou travailleurs ou travailleuses sociales. Mais vraiment les réflexes à avoir pour tout le monde. Donc ça peut aussi être des professionnel-les qui sont à l’accueil des mairies. Tout ça, c’est le kit qu’on a proposé : la cartographie en ligne, et la fiche réflexe. On diffuse ces outils largement. Après, on va cibler. Les derniers outils qu’on a réalisés c’était sur le harcèlement sexuel au travail. On a ciblé, justement, l’accompagnement des collectivités locales des villes. Comment, en tant qu’employeuses, les villes ont aussi un rôle à jouer pour protéger à la fois leurs salariées, mais tous leurs collaborateurs et collaboratrices d’élu-es aussi ; qu’il y a des obligations légales qui sont maintenant très claires. Et donc là on a fait un guide pratique pour les employeurs, qui sont les villes : savoir comment lutter, comment intégrer et se mettre en conformité avec la loi pour lutter contre le harcèlement sexuel dans sa ville, au sens de collectivité locale employeuse, et un guide pour les salariés, pour les agents publics, pour les collaborateurs, collaboratrices...pour savoir vers qui se tourner, pour signaler ces situations-là. 

Pour donner un exemple qui est plus spécifique, après on a aussi mis en place en ligne, un système d'auto-formations, pour essayer de décrypter, comprendre les violences contre les femmes sur un site qui s'appelle "comprendre l'égalité" (https://www.comprendre-egalite.com, ndlr). On a fait une quinzaine de vidéos avec des professionnels franciliens de différents domaines de la santé, du social, de l’associatif, pour pouvoir un peu retracer le parcours de victimes, expliquer aux professionnels ce qui est nécessaire pour comprendre les violences, et comprendre aussi s’il s’oriente vers telle structure, ce qui va pouvoir être proposé, etc. On essaie de diversifier les formats, les outils pour que les professionnels, notamment généralistes, soient les plus outillés possible. 

 

Fiona : D'accord. Vous parliez des professionnels du secteur de la santé. Si on se focalise sur les personnes qui pratiquent la médecine, est-ce que vous avez par exemple des conseils sur le secret médical, qu'il faudrait ou ne faudrait pas mettre en place ?

 

A. L. : Le secret médical existe déjà. La discussion qui a lieu, la controverse on va dire, c'est effectivement : est-ce que, quand un professionnel de santé aurait connaissance de violences qui seraient nommées par une femme, une victime, il aurait l’obligation de le signaler quand bien même elle ne serait pas d'accord. Pour nous, c'est problématique. D'ailleurs, pas mal de médecins avec qui on travaille depuis de très nombreuses années, considèrent que c'est une fausse bonne idée. Ce que nous prônons c'est le questionnement systématique. Après, le fait d’en faire quelque chose… Ce n'est pas forcément la protéger que de signaler. On a des cas qui ont pu être problématiques, prenons le cas d’une femme qui, on va dire, évoque avec un médecin, son médecin, lors d'une consultation, des violences qu'elle subit : du coup lui il fait un signalement, il y a une convocation (puisque c'est comme ça que ça se passe concrètement), qui est envoyée par la police, admettons, à son partenaire. La convocation, quand elle arrive par courrier, il n’y a personne pour protéger la dame. Là, ce sont des risques de représailles très fortes. Donc tant qu’on n’a pas travaillé avec elle sa stratégie de protection, c’est une très mauvaise idée de faire un signalement qui échappe totalement à l’ensemble des personnes qui au contraire sont là pour la protéger. Donc un signalement, oui ; obligatoire, non parce que tous les professionnels ne vont pas être en capacité de pouvoir la protéger, et donc ce caractère automatique n’est pas une bonne chose en fait. Il faut que les professionnels, notamment les professionnels de santé, connaissent les réseaux, soient outillés pour pouvoir orienter justement vers des structures associatives, des avocats pour préparer cette démarche-là, par exemple d’aller déposer plainte. Si elle ne veut pas, elle a sûrement des bonnes raisons de penser que cela va l’exposer. Donc il faut aussi prendre en compte cette demande-là. Après, il y a des situations où les professionnels, de toute manière, vont faire un signalement. Ca ne les empêche pas d'accompagner cette démarche. Mais le rendre systématique est en tout cas très risqué, parce que ça va sûrement inquiéter énormément de professionnels de santé qui de toute manière n’avaient aucune sensibilité sur les violences, en se disant « je vais surtout pas aborder cette question-là, parce que si après il faut que je fasse un signalement… » Du coup cela va à l’encontre de tout ce que, depuis des années, nous encourageons au contraire : poser des questions et ensuite voir avec la dame ce qui est le plus utile à faire. Donc ça ne veut pas dire que le signalement n’est pas utile, c’est juste que le fait de faire ça de façon systématique ça n’a pas de sens, et ça ne protègera pas forcément les femmes.

 

Fiona : D’accord, merci pour cette réponse. Vous nous avez donné beaucoup d’éléments pour enrichir notre recherche. Nous vous remercions beaucoup !

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