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Définir l'objet social « féminicide »

Si le terme « féminicide » vient nommer un phénomène qui préexiste historiquement à son identification, la forme actuelle des controverses qui l’entourent est liée à l’association de plusieurs facteurs, nécessaire à la constitution de toute controverse : 

  • la visibilisation du nombre de femmes tuées, dans différentes « arènes » (associatives, médiatiques, politiques, universitaires…), notamment suite à la mobilisations d’associations militantes

  • l’existence de zones d’incertitude à ce jour, qui font l’objet des points les plus débattus (quantification, définition, inscription du terme dans le code pénal) dans différents domaines de savoirs spécialisés (droit, sociologie, psychologie, criminologie, études de genre…)

  • la multiplicité et la diversité des acteurs et actrices de la controverse (associations, expert.e.s, universitaires, professionnel.le.s, institutions publiques et internationales…)

 

Le terme « féminicide » apparaît dans le dictionnaire pour la première fois en 2015. Comment dès lors comprendre ses conditions d’émergence dans la sphère politique et médiatique ? Pour un certain nombre d’actrices de la controverse, elles reposent avant tout sur le travail et la mobilisation d’associations, mis en exergue par plusieurs actrices interrogées. 


Margot Giacinti souligne ainsi que les premières revendications du terme datent du début des années 2010, avec la création en 2011 par Osez le Féminisme d’un site reconnaissant le féminicide. Suite au mouvement #MeToo, d’autres associations s’en sont également emparées, notamment par un travail minutieux de dépêche, consistant à étudier chaque  article et la manière dont il qualifiait et traitait ce phénomène, en luttant contre la qualification de « drame passionnel » ou de  « crime conjugal ». De même, Aurélie Latourès insiste sur le rôle de Nous toutes,  à la fois comme relai du comptage initialement lancé par le collectif Féminicide par compagnon ou ex sur les réseaux sociaux, et comme moteur initial en termes de mobilisations régionales.

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Définir objet social

« C’est un travail de « petites mains »,
de couturières, sur la question de la domination masculine aujourd’hui, la non-valorisation du travail qui est fait. Ce travail-là est au départ uniquement militant. 
»

Margot Giacinti

Le second temps de l’émergence du féminicide comme objet de controverse en France concerne la sphère médiatique, puisque le travail militant a ensuite été repris par des journalistes, permettant de passer d’un traitement médiatique exceptionnel du phénomène, l’associant à un fait divers, à un traitement en continu, ne serait-ce que par le biais du comptage (Virginie Ballet et Titiou Lecoq dans Libération, par exemple). Là encore, Margot Giacinti relève le point commun des journalistes mobilisées sur le sujet, qui sont principalement des femmes et « toujours féministes »


Le troisième temps, qui découle des deux premiers, est d’ordre politique, l’émergence du terme dans le paysage médiatique français suite à la mobilisation des associations féministes ayant mené à son utilisation par Marlène Schiappa et par le Président de la République. Le travail de visibilisation mené par de nombreuses actrices a ainsi permis d’aboutir à une posture politique à ce sujet, qui a atteint la sphère étatique, là où il était limité à celle médiatique au XIXème siècle.

« Le fait que le Président de la République
utilise le terme “féminicide” montre bien que le terme a conquis la scène publique et politique. »

Margot Giacinti

Enfin, dans le prolongement de cette conquête de la scène médiatique et politique, le travail récent des colleuses relève d’une conquête de la scène publique, et rejoint le travail mené initialement par Nous Toutes et par le collectif de victimes de Féminicides par compagnons ou ex

 

En parallèle, cette reconnaissance institutionnelle permet une légitimité scientifique récente dans le champs universitaire, légitimité qui renforce l’intérêt pour les violences de genre comme domaine de recherche. Magali Mazuy souligne ainsi que « même au début de l’enquête Virage, la légitimité scientifique était encore complexe, y compris au sein de l’INED (institut national d’études démographiques) ».

Mais si l’emploi du mot « féminicide » a permis une reconnaissance de certaines recherches et luttes militantes, certaines personnes impliquées estiment que sa diffusion n’a pas amené que des avancées, pour les domaines de production de savoirs spécialisés comme pour les potentielles victimes.

Réduction de la définition :

utile ou contre-productive ?

réduc

Les statuts ou caractéristiques des victimes de féminicides sont listés par certains collectifs ou institutions sous la forme de catégories. 

 Les quatre que l’OMS reconnaît (fémicide intime ; crime commis au nom de « l’honneur » ; lié à la dot et le fémicide non intime) sont reprises par d’autres grandes institutions internationales et nationales, et servent de référentiel aux actrices que nous avons rencontrées.

 

En France, le féminicide semble, comme le notent Aurélie Latourès ou Magali Mazuy, désigner les meurtres commis par des compagnons ou ex-compagnons, entrant ainsi dans la première catégorie de l’OMS : le féminicide intime. Les autres, et surtout les féminicides non intimes, sont-ils si minoritaires sur le territoire français ?

 

D’après Aurélie Latourès, le féminicide a été, jusque récemment, perçu comme trop technique, trop militant. En même temps que son emploi s’est répandu dans les médias et la société, elle note qu’il est possible que sa définition ait été réduite. Mais pour elle, en France, cela lui a
« donné une certaine force pour être un outil de plaidoyer et de visibilisation des féminicides dans le cadre du couple », « un moyen de mobiliser les élu.es ». 

Magali Mazuy pense que si le terme « permet de penser les phénomène sociaux en cours », il faut veiller à ne pas l’utiliser dans une « vision réductrice », notamment en omettant les « tentatives de meurtres qui n’aboutissent pas, des femmes qui ont de lourdes séquelles, des familles qui sont détruites ». Pour cela, elle préconise d’« élargir la notion de violences fémicides à une portée plus féconde que le seul terme de féminicide ».

Concept statistique, politique
ou féministe ? 

concept stat pol fém

Si l’emploi du terme « féminicide » réunit une majorité d’acteurs et d’actrices, sans pour autant parvenir à un consensus sur sa définition, on peut s’interroger sur le sens et la fonction de ce concept. Sa première dimension semble statistique, et sa première fonction relèverait alors de la quantification, l’utilisation du terme permettant de comptabiliser ses victimes. Pour autant, il serait difficile voire illusoire d’envisager le féminicide comme un concept purement et uniquement statistique, dès lors que les controverses de quantification sont intrinsèquement liées à celles de définition, et que la contextualisation et la méthodologie utilisée pour ces statistiques sont indispensables pour ne pas déduire ou faire dire tout et son contraire à un même chiffre, et surtout pour comparer des chiffres qui sont comparables. 

 

Titiou Lecoq, journaliste indépendante, insiste sur ce point : « on compare souvent des chiffres qui désignent des réalités différentes, notamment à cause de la définition du concept de couple. En ce moment, on lit beaucoup qu’on est passé d’une femme tuée tous les trois jours (chiffres classiques repris dans les campagnes d’information) à une femme tuée tous les deux jours depuis janvier 2019. Pour arriver à ce résultat, on compare les chiffres officiels du ministère, qui portent sur les années précédentes, et ceux des relevés faits au fur et à mesure de l’année par des groupes comme Féminicides par compagnons ou ex-compagnon ou celui que j’avais initié sur le site de Libération. Ces chiffres incluent toutes les relations amoureuses; à l’inverse, les chiffres officiels les plus partagés (ceux qui aboutissent à la statistique d'une femme tous les trois jours) se limitent à la définition du couple dit officiel, c’est-à-dire du couple en concubinage, parce qu’elle entraîne une circonstance aggravante de meurtre sur conjoint. On ne compte donc pas la même chose, et c'est toute la difficulté. Pour que la comparaison soit pertinente, il faut chercher les chiffres officiels des meurtres sur couples officiels et non officiels (liaison, petit ami, relation épisodique, etc) ». *

 

Ainsi, le féminicide est certes un concept ayant une portée statistique, mais il permet de rappeler que, si la quantification et la production de chiffres à valeur de preuves sont essentielles à la constitution de tout objet en sciences sociales, elles ne correspondant pas à des données absolues et autosuffisantes, au sens où leur mode de production (méthodologie, critères retenus…) impliquent déjà une certaine compréhension de l’objet étudié. En ce sens, les statistiques et l’objet qu’ils contribuent à constituer sont co-dépendants et indissociables, et le féminicide comme objet en sciences sociales peut difficilement se comprendre comme un objet purement statistique, ce caractère  étant intrinsèquement lié à une dimension politique. 

 

Le féminicide constituerait donc un concept politique à partir du choix de la méthode statistique, déjà corrélée à un positionnement quant à la définition de l’objet quantifié, mais aussi dans le sens même de sa définition lexicale : « meurtre d’une femme en raison de son genre » (Petit Robert), qui implique l’organisation du pouvoir dans une société donnée. Elle suppose en effet que le genre soit un motif pertinent et même nécessaire pour qualifier le meurtre de femmes par leur (ex)partenaire. Il s’agit ici de comprendre ce que signifie  « en raison de son genre » ou « au motif qu’elle est une femme » : le concept statistique et politique de féminicide ne serait-il ici pas également féministe ? Autrement dit, comment appréhender le féminicide autrement qu’à l’aune d’un système patriarcal ?


Là encore, la qualification féministe du concept ne fait pas l’unanimité, mais elle rassemble la plupart des actrices interrogées, ne serait-ce que parce qu’elles insistent majoritairement sur le rôle essentiel des associations et militantes féministes dans la visibilisation et la médiatisation du sujet. Margot Giacinti va plus loin, en soulignant précisément que « le concept féministe de féminicide » doit être forgé à « partir de l’expérience collective de la domination masculine ».

« Si la très forte diffusion médiatique
participe d’une meilleure connaissance
du concept et d’un débat contemporain dans
les milieux du droit, le risque est toujours présent que le terme soit vidé de sa dimension féministe, alors qu’il s’agit d’un concept utile
à de meilleures prises en charge des violences
subies par les femmes »

Margot Giacinti

Le terme de « féminicide » est cependant critiqué ou refusé par un certain nombre d’actrices, y compris par des mouvements de femme, comme Les Antigones, qui considèrent qu’une femme tuée par son conjoint l’est en tant que conjointe, c’est-à-dire en tant que personne qui partage sa vie. Elles se positionnent donc contre  l’intégration d’une qualification pénale spécifique du féminicide, et contre l’inscription du phénomène dans le cadre du patriarcat : « Pour ce qui est des violences conjugales, OLF [Osez le féminisme] explique que  « la violence machiste est la première cause de mortalité des femmes de 16 à 44 ans dans le monde ». Les coupables de  violences conjugales sont-ils effectivement les « machistes » ? L’homme qui bat puis tue sa femme, ne la tue pas parce qu’elle est femme mais parce qu’elle est son épouse, la personne avec qui il vit. Parler de féminicide sous-tend qu’en tuant sa femme, le mari violent à chercher à atteindre toutes les femmes, tout ce qui faisait de la victime une femme. Lorsqu’un homme tue son épouse, il ne milite pas pour le patriarcat, il ne pose pas un acte politique, il commet un meurtre. Il s’agit d’un crime, qui doit être puni, et d’autant plus sévèrement que le crime vient trahir la relation de confiance, de solidarité et de responsabilité mutuelle attendue entre époux. Il s’agit en droit français, de ce qu’on appelle une circonstance aggravante ». Le refus du caractère machiste du meurtre de sa conjointe dans le cadre de violences conjugales, et de l’inscription de ce dernier dans le cadre d’un système patriarcal, implique une récusation du terme « féminicide » en lui-même, ce qui souligne en creux le caractère fondamental de ces dimensions dans sa définition.

fem et patriarcat + dynam syst

Quand l'objet « féminicide » donne corps au patriarcat

Le concept même de féminicide, irréductible à un homicide visant des femmes, s’inscrit dans un rapport de domination patriarcale qu’il contribue à identifier et analyser. C’est ainsi que la matière récoltée lors de nos entretiens met en évidence ce double mouvement d’inscription du féminicide dans le cadre d’un continuum de violences constitutif de ce rapport de domination patriarcale, et de l’outil que peut constituer l’objet social « féminicide » pour appréhender concrètement les dynamiques de ce système par l’un de ces objets. 

 

Dans cette perspective, Margot Giacinti souligne précisément que « le féminicide s’inscrit donc dans un « continuum de la violence sexuelle » (Kelly, 1988 : 97), qui englobe autant les violences physiques (attouchements, viols, etc.) que les violences psychologiques (harcèlement moral) et qui rend compte du fait que ces phénomènes ne sont pas déconnectés les uns des autres mais sont des manifestations différentes d’un même rapport de domination patriarcale ». Elle précise cette position dans un entretien : « On ne peut pas extraire ce fait social de la position dans laquelle les victimes sont placées, donc c’est difficile de ne pas avoir une analyse féministe quand on se rend compte qu’il y a tant de meurtres de conjointes, tant de meurtres de travailleuses du sexe, tant de disparitions de femmes [...] Donc pour moi il y a vraiment cette compréhension des rapports de domination, qui vont chercher à être intégrés dans le langage. »

Ce positionnement sociologique a des implications très concrètes dans la manière de réduire le nombre de féminicides, puisque celui-ci est indissociable d’un système de domination qui prend diverses formes. Autrement dit, il s’agit d’intervenir ou de prévenir le féminicide le plus en amont possible du continuum de violence, en même temps qu’il est difficile de combattre un « système » dans son ensemble, là où l’identification des différents objets qui le composent et de leur articulation permet au contraire d’avoir une action plus efficace. 

 

Plusieurs actrices évoquent ainsi d’autres formes de violences systémiques à l’égard des femmes, qui contribuent au système de domination patriarcale dans lequel s’inscrit et que révèle le féminicide : 

 

De même, Annick Houel montre que derrière l’image du crime passionnel résident en réalité des violences conjugales malheureusement ordinaires, et que « le crime passionnel relèverait donc de ces deux niveaux indissociables : les vestiges d'une domination masculine traditionnelle, qui s'appuie sur l'investissement pathologique dans le modèle d'un couple fusionnel ».

« Ces affaires [d’homicides conjugaux], telles qu’elles sont traitées, fournissent une image sans aucun doute caricaturale, mais tout à fait éclairante des représentations sociales actuelles des rapports entre les sexes, beaucoup plus traditionnelles que l’on aurait pu le croire. Cette « normalité » relative de l’inégalité entre les sexes s’incarne dans une culture de la virilité, et de la violence, partagée par tout un chacun et tout aussi bien par les deux sexes. »

Annick Houel

La constitution de l’objet « féminicide » en sciences sociales permettrait ainsi d’appréhender le fonctionnement et de mesurer les effets d’un système « patriarcal » difficilement saisissable en dehors de l’étude précise de certains de ses objets en particulier. 

Féminicide et études de genre 

fém et études genres

Plus encore, à la lumière de ce lien entre féminicide et patriarcat, il apparaît que le féminicide s’inscrit initialement dans le cadre des gender studies (études de genre), autant qu’elle a contribué à les constituer. On voit bien ici comment la visibilisation et la mobilisation autour d’un objet social particulier (le féminicide) aboutit à la constitution d’un champs de recherche pluridisciplinaire (les études de genre).

 

Les différents champs disciplinaires qui s’emparent ensuite de cet objet social s’articulent autour de celles-ci, par et dans lesquelles le féminicide a émergé. C’est ainsi que Annick Houel et Claude Tapia situent leur positionnement dans le champ de la psychologie sociale en précisant que « la question du genre est certainement l’enjeu crucial de cette querelle qui oppose la psychanalyse aux sciences sociales [...] et récurrent également dans le mouvement féministe depuis les années soixante-dix, en Amérique du Nord comme en France. Entre analyses féministes de la société et interprétations cliniques du devenir des individus, la compatibilité ne va pas du tout de soi. Là encore, notre position est avant tout une position d’équilibriste ! »*

La construction de preuves pour matérialiser l’objet

L’objet « féminicide » nécessite de s’appuyer sur des preuves, qui sont « créées » en ce qu’elles impliquent un positionnement particulier. Ainsi le nombre de victimes comptabilisées sera différent d’un collectif ou organisme à l’autre, correspondant à différentes conceptions de ce qu’est un féminicide. C’est le point de la controverse que nous vous invitons à explorer en deux parties :

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