Enjeux de l’introduction du féminicide dans le Code pénal pour les auteurs
Dans un souci de compréhension, nous vous recommandons de lire d’abord les questions que soulève l’introduction d’une nouvelle incrimination dans le Code pénal avant de découvrir ses enjeux pour les auteurs
Dans cette page
Débats sur l'arsenal légistalif existant
Quelles conditions pour la répression ?
Une nouvelle incrimination pour nommer une réalité différente ?
Débats sur l’arsenal
législatif existant
Comme évoqué dans les réflexions juridiques générales sur la potentielle création de l’incrimination du féminicide, le droit pénal remplit déjà sa fonction répressive à l’égard des auteurs de féminicides. C’est l'incrimination de meurtre qui est utilisée par les juges, celle de l’article 221-1 Code pénal : « Le fait de donner volontairement la mort à autrui constitue un meurtre. Il est puni de trente ans de réclusion criminelle. » C’est donc le meurtre d’un être humain, d’un Homme avec une majuscule, qui est ici réprimé. A l’heure actuelle, selon l’article 132-80 du Code Pénal, une circonstance aggravante est constituée lorsque le crime est commis par « le conjoint, le concubin, ou le partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité, y compris lorsqu’ils ne cohabitent pas, ainsi que par le l’ancien conjoint, l’ancien concubin, ou l’ancien partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité ». Cette circonstance aggravante s’applique aux tortures, actes de barbarie, violences, viols et autres agressions sexuelles, et enfin, au meurtre : elle semble donc recouvrir l’hypothèse du féminicide au sein du couple (ou couple séparé), dits « féminicides intimes », mais laisse de côté beaucoup d’autres cas, notamment les féminicides « non intimes ».
Il existe donc, parallèlement, une autre circonstance aggravante, introduite à l’article 132-77 du Code pénal, constituée quant à elle lorsque le crime a été commis « en raison du sexe », explicité ainsi : « Lorsqu’un crime ou un délit est précédé, accompagné ou suivi de propos, écrits, images, objets ou actes de toute nature qui soit portent atteinte à l’honneur ou à la considération de la victime ou d’un groupe de personnes dont fait partie la victime à raison de son sexe, son orientation sexuelle ou identité de genre vraie ou supposée, soit établissent que les faits ont été commis contre la victime pour l’une de ces raisons, le maximum de la peine privative de liberté encourue est relevé. » Autrement dit, le sexisme est désormais une circonstance aggravante des crimes et des délits. La circonstance aggravante en raison du caractère sexiste du crime résulte de l’intervention de la CNCDH qui rend un avis en 2016 dans lequel elle déclare être défavorable à l’introduction du terme « féminicide » dans le Code pénal, mais recommande la prise en charge de ce crime spécifique par une circonstance aggravante, ce que s’est concrétisé par l’article 171 de la loi Egalité et Citoyenneté.
« Lorsqu’un crime ou un délit est précédé, accompagné ou suivi de propos, écrits, images, objets ou actes de toute nature qui soit portent atteinte à l’honneur ou à la considération de la victime ou d’un groupe de personnes dont fait partie la victime à raison de son sexe, son orientation sexuelle ou identité de genre vraie ou supposée, soit établissent que les faits ont été commis contre la victime pour l’une de ces raisons, le maximum de la peine privative de liberté encourue est relevé. »
Article 132-77 du Code pénal
Or, ces deux circonstances aggravantes ne sont pas cumulables : ainsi, dans le cas où un homme tue son épouse parce qu’elle est femme, quelle circonstance aggravante doit être retenue ? C’est aux juges d’en décider : l’une ou l’autre, mais pas les deux. En effet, la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté précise explicitement que la circonstance aggravante fondée sur le sexe ne peut être appliquée « lorsque l’infraction est déjà aggravée soit parce qu’elle est commise par le conjoint, le concubin de la victime ou le partenaire lié à celle-ci par un pacte civil de solidarité, soit parce qu’elle est commise contre une personne afin de la contraindre à contracter un mariage ou à conclure une union ou en raison de son refus de contracter ce mariage ou cette union » : cette impossibilité de cumul est regrettée par la CNCDH ainsi que par le Syndicat de la Magistrature. Ce regret est également exprimé dans le rapport de la Délégation aux droits femmes portant sur l’utilisation du terme féminicide : cette impossibilité empêche les juges de prendre en compte dans la peine qu’ils prononcent toutes les dimensions du crime.
Il faut tout de même noter que les peines réellement prononcées sont assez éloignés de celles prévues par le Code pénal, un rapport de l’Inspection Générale de la Justice sur les homicides conjugaux en 2015 et 2016 (pas seulement les féminicides), publié en 2019, relève que les peines de réclusion criminelle effectivement prononcées sont d’une durée moyenne de 17 ans, bien que la qualification d’homicide aggravé soit souvent retenue.
Pour le cas particulier de la France, le féminicide fait partie du droit, puisque le terme est intégré au Vocabulaire du droit et des sciences humaines, mais pour autant, il ne figure pas dans le Code pénal, il est donc impossible pour un tribunal de condamner au titre du féminicide (au mieux, l’auteur sera condamné pour meurtre, avec circonstance aggravante de sexisme ou de meurtre sur conjoint ou ex-conjoint) : c’est l’application du principe de légalité des délits et des peines. Ce sont donc ces incriminations existantes dans le droit pénal commun qui sont utilisées par certains organismes pour classifier les victimes. C’est notamment ce que fait la Délégation aux Victimes, qui relève trois qualifications pénales selon les cas : l’assassinat (qui requiert la préméditation), le meurtre, et les violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner. Le terme féminicides n’est pas repris par la Délégation, qui préfère utiliser le terme de « morts violentes au sein du couple ». L’utilisation des incriminations existantes va dans le sens de plusieurs autres acteurs qui considèrent que l’arsenal législatif actuel suffit à punir les auteurs de ces crimes, notamment la circonstance aggravante pour les meurtres par conjoint ou ex-conjoint, ou pour les meurtres commis en raison du sexe de la victime. Ainsi, pour Clarisse Serre, une incrimination autonome serait redondante. Victoria Vanneau, historienne du droit, pense également que le droit existant est suffisant et satisfaisant pour punir les auteurs, et qu’il faut maintenant travailler sur la prévention de ces crimes. Elle rappelle que le droit a déjà, au cours des siècles derniers, tenté de créer des incriminations spécifiques pour punir le meurtre conjugal : notamment l’uxoricide sous l’Ancien Régime, qui désigne à la fois le meurtre de l’épouse par son mari, et celui du mari par son épouse, le premier étant puni plus sévèrement en raison de la supériorité physique et de son autorité. En revanche, le meurtre de l’épouse par son mari pouvait être pénalement excusé lorsque la victime avait commis un adultère. Après la révolution, le conjugicide succède à l’uxoricide, mais celui-ci n’apparaitra pas dans le Code pénal de 1810.
Pour Catherine le Magueresse en revanche, qui milite quant à elle en faveur de cette incrimination autonome du féminicide, cette circonstance aggravante ne vise que le sexisme, et ne permet donc pas de rendre compte du caractère quasi uniquement misogyne et systémique du phénomène. L’Union Nationale des Familles de Féminicides (UNFF) se prononce également en faveur de l'inscription du terme au Code pénal « en tant que crime machiste et systémique ». Elle propose d’étendre l’arsenal juridique du côté des auteurs, mais également du côté de la police : elle est pour la mise en place de sanctions envers les forces de l'ordre « manquant à leur devoir et ne prenant pas en compte la parole des femmes qui leur signalent des violences dans leur couple » ; demande la création de « foyers destinés aux hommes violents, où ils pourraient suivre des thérapies, possiblement à leurs frais » (Des structures de ce type se développent progressivement en France, comme par exemple le projet Altérité, mené par l’association ADDSEA dans le département du Doubs, ndlr) ; demande la mise en place d'une « surveillance sous bracelet électronique obligatoire des hommes faisant l'objet d'une mesure d'éloignement (ordonnance de protection des victimes) ; suspension de l'autorité parentale pour les conjoints violents, déchéance pour les meurtriers » en s'appuyant sur les propos d'ouverture du Grenelle tenus par Edouard Philippe, déclarant qu’un homme violent n’est pas un bon père. Actuellement, la peine complémentaire de retrait de l’autorité parentale n’est que très peu prononcée.
Quelles conditions
pour la répression ?
Quant à la fonction protectrice du droit pénal, elle implique que la loi doit être définie en termes suffisamment clair et précis, ce pour éviter toute interprétation de la part du juge, qui ne doit pas devenir une source du droit pénal, puisque la loi doit être seule créatrice du droit pénal. Or, il n’existe pas aujourd’hui de définition du féminicide qui soit universelle et partagée par tous les acteur.ice.s. De plus, une définition juridique, et a fortiori, une incrimination, doit obéir à des critères différents de ceux d’une définition courante, dans le but, une fois de plus, d’éviter tout jugement arbitraire.
Pour certains, le terme, comme il est souvent envisagé actuellement, c’est à dire « le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme », serait trop réducteur, ainsi, la diversité des situations et les variantes possibles à ce meurtre de femmes, dont certaines échappent « au caractère universel de l’expérience féminine de la violence masculine », comme l’expriment Clarisse Serre et Charles Euvrard*. Ainsi le terme ne permettrait pas de recouvrir la multitude des possibles motifs derrière l’acte de meurtre.
Cela pourrait alors entraîner une certaine rupture dans la fonction protectrice, puisqu’un auteur pourrait être condamné à ce titre pour un crime dont la motivation était tout autre. L’enjeu réside donc dans la définition qui pourrait être adoptée par le droit, celle-ci devrait alors être détaillée et précise pour que l’existence du caractère misogyne du crime ne soit pas soumis à l’appréciation souveraine des juges. Pour cela, le plus évident est de lister plusieurs circonstances qui permettent de déduire ce caractère misogyne. C’est en effet la solution qui a été retenue notamment par le Mexique, dont l’article 325 du Code pénal mexicain incrimine « le fait de priver une femme de la vie pour des raisons de genre », et énumère ensuite une liste de 7 circonstances permettant d’établir le caractère misogyne d’un crime. L’exemple du Mexique est d’ailleurs repris par Catherine Le Magueresse* (lors de notre entretien, elle évoque que le critère pertinent pourrait être celui de savoir si la victime a été « tuée comme un homme », si oui, alors il s’agira d’un homicide « classique », si non, d’un féminicide). La proposition de l’ONU Femmes France pour une pénalisation du féminicide est assez proche de la version mexicaine puisque l’organisation énumère une liste de circonstances permettant d’établir le féminicides :
* Serre, Clarisse, et Evrard, Charles, « Non, le féminicide ne doit pas être pénalement qualifié », Dalloz Actualités, 10/19
* Le Magueresse, Catherine, « Faut-il qualifier pénalement le féminicide ? », Dalloz Actualités, 09/2019
« La peine encourue est également portée à la réclusion criminelle à perpétuité lorsque le féminicide est commis :
1° Par le conjoint ou le concubin de la victime ou le partenaire lié à la victime par un pacte civil de solidarité, ou par l’ancien conjoint, l’ancien concubin de la victime ou l’ancien partenaire ayant été lié à la victime par un pacte civil de solidarité ;
2° Contre une personne en raison de sa volonté de rompre la relation, de quelque nature qu’elle soit, qui la liait à la personne de l’auteur ;
3° Contre une personne afin de la contraindre à engager ou à poursuivre des relations sexuelles avec la personne de l’auteur, ou en raison de son refus d’engager ou de poursuivre de telles relations ;
4° Contre une personne en raison de l’engagement ou de la poursuite – réels ou supposés – par cette dernière de relations de nature sexuelle ou de toute autre nature avec une personne différente de celle de l’auteur ;
5° Contre une personne afin de la contraindre à contracter un mariage ou à conclure une union, ou en raison de son refus de contracter ce mariage ou cette union ;
6° Contre le conjoint ou le concubin ou le partenaire lié à l’auteur par un pacte civil de solidarité, en raison de son refus de se soumettre aux directives données par l’auteur, dans quelque domaine que ce soit – hormis ceux visés aux 3° et 5° –, ou afin de le contraindre à se soumettre à de telles directives, que la relation liant l’auteur à la victime soit actuelle ou passée ;
7° Contre une personne en raison de son état de grossesse, apparent ou connu de son auteur ;
8° Contre une personne à raison de son identité de genre. »
Une définition stricte et stable est d’autant plus importante lorsque certaines actrices de la controverse proposent d’accompagner la potentielle nouvelle incrimination d’une peine plus lourde que celle qui existe actuellement pour le meurtre. C’est le cas notamment de l’association Osez le Féminisme !, à l’inverse, qui souhaiterait que
« l’existence de la notion de féminicide permette d’appliquer une condamnation plus lourde s’il est avéré que le meurtre répond à cette définition juridique ». Cette revendication n’est pas partagée par toutes les actrices de la controverse qui souhaitent inscrire le féminicide dans le Code pénal. A titre d’exemple, Ernestine Ronai, psychologue de formation, estime qu’« il s’agit d’un combat symbolique », symbolique au point qu’elle ne souhaite pas que le féminicide soit puni plus sévèrement que le meurtre « classique ». Elle affirme ainsi que le meurtre d’un homme et le meurtre d’une femme doivent être traités de la même manière, car ils sont équivalents légalement et moralement, même s’ils répondent à des logiques différentes.
Mais au-delà du débat quant à la peine assortie à une cette hypothétique incrimination, le concept même de la répression pénale telle que l’on la connait aujourd’hui en France et dans beaucoup de pays du monde ne fait pas l’unanimité parfaite parmi les acteur.ice.s de la controverse : le courant abolitionniste s’oppose au système pénal et refuse donc logiquement la création de nouvelles catégories pénales. Selon Gwénola Ricordeau, chercheuse qui appartient à ce courant de pensée, l’un des effets de la lutte actuelle contre les violences conjugales est la criminalisation de davantage d’hommes, mais aussi de femmes, à cause du recours trop généralisé à la sphère pénale. Elle explique, en se basant notamment sur des études réalisées aux Etats-Unis (il ne semble pas exister à l’heure actuelle d’études similaires sur la France), que la pénalisation progressive des violences domestiques a parfois entraîné des politiques d’arrestations systématiques, notamment dans les familles issues des minorités, et que des femmes qui se défendaient contre un mari ou un conjoint violent ont également été concernées par ces arrestations. Elle ajoute que de nombreuses femmes ont aujourd’hui peur d’alerter la police sur les violences qu’elles subissent car elles craignent d’être criminalisées également, notamment lorsqu’elles sont en situation irrégulière : une expulsion du territoire pourrait être « un coût totalement disproportionné, par rapport à ce que la personne est en train de vivre. » Les travaux de Leigh Goodmark* vont également dans ce sens, en décrivant une autre effet pernicieux, selon elle, de la criminalisation des violences conjugales. Elle décrit les conséquences matérielles attachées à la criminalisation de l’homme violent, qui vont de la perte d’emploi à la perte de logement, et qui augmentent de fait l’état de précarité de leur foyer. Or cette précarité serait elle-même un facteur de passage à l’acte dans les violences faites aux femmes : il y aurait là une sorte de cercle vicieux. Gwénola Ricordeau étend ce constat à un cercle bien plus large que les auteurs de violences eux-mêmes et considère que « davantage de criminalisation s’accompagne d’un coût social pour les familles, les communautés, les quartiers, etc. »
Le courant abolitionniste propose donc une justice différente, appelée « justice transformative », qui s’appuie non pas sur la responsabilité individuelle mais sur la responsabilité collective, qui existe à la fois dans la commission des faits mais aussi dans leur prise en charge. D'après Gwénola Ricordeau, cette justice transformative a pour objectif « d’entourer socialement la personne qui a commis des actes, créer des liens extrêmement forts autour de cette personne, pour la faire changer, pour prévenir la commission d’autres actes. »
* Goodmark, Leigh, « Decriminalizing Domestic Violence - A Balanced Policy Approach to Intimate Partner », First Edition, 2018
Une nouvelle incrimination pour nommer une réalité différente ?
La définition commune du féminicide, celle formulée par Diana Russell en 1974, « le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme », contient en son sein le mobile de l’auteur lors de son passage à l’acte. La différence entre le féminicide et le meurtre tient à la raison pour laquelle l’auteur décide de mettre fin à la vie de sa victime, et ici, en raison de son identité de genre, son appartenance au sexe féminin et à ce que cela implique dans l’esprit de l’auteur du crime. Quelle que soit la rédaction d’une éventuelle incrimination du féminicide, on peut aisément imaginer que celle-ci contiendrait donc le mobile du crime, et que celui-ci serait son essence. Cela est relativement rare en droit pénal, mais existe néanmoins. Il s’agit là non seulement de catégoriser un acte en fonction de la nature de l’intention de l’auteur derrière celui-ci, mais également, pour le Parlement qui voterait la création d’une telle incrimination, d’affirmer très fortement sa volonté de lutte contre une violence misogyne systémique.