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Conception féminicide

La conception du terme « féminicide »

Afin de mieux comprendre les différents positionnements qui existent aujourd’hui, nous devons d’abord nous pencher sur la théorisation du femicide outre Atlantique dans les années 90 par Diana Russell et Jill Radford*, qui s’appuient sur les travaux de Jane Caputi**. Comme le rappelle Margot Giacinti, elles développent une réflexion pour intégrer la dimension du genre aux meurtres de femmes. A ce moment, la racine actuelle de la définition est posée : un fémicide est le meurtre d’une femme parce qu’elle est femme. Mais le spectre de la définition recouvre plusieurs réalités, correspondant notamment à des territoires différents. Le terme génère donc des ramifications.

* Russell, Diana E. H. et Radford, Jill, Femicide: The Politics of Woman Killing, éditions Twayne Publishers, 1992

** Caputi, Jane, The Age of Sex Crime, Bowling Green, 1987

Fémi(ni)cide : deux écoles

deux écoles

Sur son site internet, reprenant un discours donné fin 2011, Diana Russell rappelle qu’elle définissait au départ le femicide, dès 1976, comme un meurtre motivé par la haine d’individus de sexe féminin (« female ») commis par des individus de sexe masculin (« male »). Elle préfère ainsi le mot female au mot woman (« femme ») car il permet d’inclure parmi les victimes de femicides les filles et les bébés de sexe féminin. Concernant les meurtres sexistes de foetus de sexe féminin, elle emploie le terme de female feticide

Elle fait évoluer sa définition du terme femicide à mesure que ses recherches avancent, pour s’arrêter sur la définition suivante : c’est le meurtre de personnes de sexe féminin par des personnes de sexe masculin parce qu’elles sont de sexe féminin. (« the killing of females by males because they are female. »)

Ainsi le femicide, tel que théorisé par Russell et Radford, comprend notamment le sexe masculin de l’auteur du crime, et recouvre toutes les formes de mise à mort, directes ou indirectes (par exemple lorsque les politiques d’un gouvernement, à travers ses lois ou un manque de moyens, mènent à la mort de femmes du fait d’avortements exécutés dans de mauvaises conditions). Russell reconnaît également le fémicide de masse, qui inclut par exemple les victimes du SIDA ayant contracté la maladie à cause du refus de leur partenaire sexuel de porter un préservatif.

 

D’un autre côté, le feminicidio des féministes d’Amérique latine est théorisé par Marcela Lagarde* à partir des meurtres de masse de femmes qui ont lieu dans certains pays d’Amérique Centrale et du Sud (en particulier à Ciudad Juárez, au Mexique) et d’après les travaux de Russell. Le feminicidio est caractérisé d’après Lagarde par une impunité des auteurs. Elle y ajoute la dimension de la responsabilité de l’Etat, qui entretient cette impunité. Mais surtout, pour elle, le femicide risque d’être compris comme le simple homicide d’une femme alors que le feminicidio inclut la dimension sexiste du crime, c’est-à-dire discriminante à l’égard des femmes, et donc contraire aux droits humains. D’après Marylène Lapalus*, la traduction « feminicidio » en Amérique latine existe pour éviter une dépolitisation du concept, autrement dit qu’il soit compris comme l’équivalent de l’homicide mais pour les femmes. 

Cela donne lieu au premier grand « embranchement » de définitions découlant du concept de départ.


Là où l’on pourrait penser que les spécificités des meurtres de femmes apporteraient de la force aux luttes féministes, car plus un terme est précis, plus il colle à la réalité de ce qu’il est censé dénoncer et permet donc de combattre le phénomène de manière ciblée, Russell y voit au contraire une faille dans le bloc que devraient former les féministes, nationalement et internationalement. En effet une scission semble se former suite à la théorisation du feminicidio par Lagarde, et d’après Russell certaines militantes appellent à « choisir un camp ». Certaines verront dans le « féminicide » un essentialisme malsain, se logeant dans l’ajout de la syllabe « ni », qui rattache le terme à la famille du « féminin », de la « féminité ». C’est-à-dire les caractéristiques que la société attribue à l’être assigné femme à la naissance, pour en faire ce qu’elle considère être une femme. Là où le « fémicide » jetterait, lui, les bases d’un terme plus détaché des concepts produits par la société-même qui a mené aux phénomènes des meurtres de femmes. Face à cette division inter-féministe qu’elle perçoit, Russell décide alors de prôner l’union. Elle adopte les deux termes, feminicide et femicide, de manière égale, pour désigner le même phénomène indistinctement.

↑ Diana Russell

à propos du terme femicide

* Lagarde, Marcela, « Feminicidio », Artículos de Ciudad de Mujeres, 2006

Du femicide au féminicide

femicide-feminicide
Definition Robert

Ce dialogue transaméricain est la base sur laquelle semble se construire son utilisation en Europe. En France, c’est l’emploi du terme « féminicide » qui prévaut. L’acceptation de la « syllabe de la discorde » provient certainement du fait que chaque langue a ses propres spécificités. Comme Russell le reconnaît d’ailleurs, les langues latines seront plus enclines à employer cette version du terme, qui est naturellement plus identifiable. « Féminicide » partage en effet une racine avec davantage de mots : féminin-e, féminisme, féminité, etc.

 

Concernant le concept qui l’accompagne, il semble actuellement exister un consensus en France quant à la définition du féminicide. C’est le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme. Toutes les actrices interrogées dans le cadre de notre enquête sont ainsi d’accord sur ce point. Par l’inclusion de la dimension sexiste au terme, elles se différencient donc de ce que l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), appelle dans sa fiche d’information la « définition généralement admise du fémicide », à savoir « l’homicide volontaire d’une femme ». Par ailleurs, l’OMS reprend les réflexions menées notamment par Russell en précisant que le « fémicide est généralement commis par des hommes, mais il arrive parfois que des membres féminins de la famille soient impliqués ».

 

Le dictionnaire Robert reprend une définition que l'OMS inclut dans les « définitions plus larges » du fémicide ou féminicide, sous l’entrée actuelle du féminicide : « Meurtre d'une femme, d'une fille en raison de son sexe. »

 

Cette définition est partagée par toutes les actrices que nous avons rencontrée. Elle est comme une base de départ commune, à partir de laquelle les points de vue peuvent diverger. 

 

De son côté, Catherine Le Magueresse reconnaît au fémicide l’avantage d’être prononçable plus facilement. Au-delà, elle se réfère aux échanges entre Russell et Lagarde et préfère l’employer car contrairement au féminicide, il permet d’éviter l’essentialisation des caractéristiques féminines, comme abordé plus haut. En parallèle, elle parle d’une définition en cours de construction. En effet elle sera différente selon l’endroit où l’on se trouve, la profession depuis laquelle on s’exprime.

En 2014, Diane Roman pose la question « convient-il de parler de “fémicide” ou de “féminicide” ? Les deux expressions se retrouvent, et il serait judicieux de stabiliser l’usage afin de mieux nommer et penser la réalité, pour mieux agir contre les pratiques meurtrières. »* Cela fait écho à un questionnement que notre enquête a rapidement soulevé, notamment face à l’emploi du terme « fémicide » par l’OMS, à qui des collectifs ou médias prêtent l’usage de « féminicide » indistinctement. Les deux mots seraient-ils synonymes, comme certains articles de presse l’affirment ?

Pour Magali Mazuy, parler de « violences fémicides » permet d’adopter une vision plus englobante du phénomène, incluant notamment les suicides forcés, les décès suite aux maltraitances, les victimes collatérales (au premier rang desquelles les enfants des victimes). Elle perçoit le fémicide comme l’objet social, tandis que les féminicides désignent les actes personnalisés.

Homicide et fémicide :

quelle différence ?

Au coeur du fémicide ou féminicide : un rapport de domination, bien mis en avant par les militantes féministes Jill Radford et Diana Russell dans les années 90. Le contrôle que les hommes auteurs de femicides cherchent à exercer sur la victime expliquent alors le risque plus important que les femmes courent dans les semaines qui suivent leur départ du couple. Comme le citent en 2008 les psychologues Annik Houel, Patricia Mercader et Helga Sobota*, ce risque accru apparaît « comme une manifestation extrême des tentatives que font les hommes pour affirmer que les femmes leur appartiennent et pour contrôler leur sexualité et leurs possibilités reproductives (Wilson et Daly, 1992, 1993 ; Héritier, 1996, 2002 ; Tabet, 1979, 1985) » et « met en évidence le fait que, lorsque des hommes tuent des femmes, cet acte procède d'une stratégie de la domination qui sous-tend la misogynie et le sexisme ». Ainsi, la domination ne s’exerce pas séparément du sexe de la victime, bien au contraire. Les autrices partent de ce postulat pour développer une réflexion sur « l’appropriation sociale des femmes ».

 

 

« Le meurtre d'une femme par son partenaire est vu comme un femicide dans la mesure où la dynamique du pouvoir y est toujours prédominante : les hommes violents tuent, non pas parce qu'ils perdent le contrôle d'eux-mêmes, mais parce qu'ils cherchent à exercer un contrôle sur leur partenaire. »

Radford et Russel, 1992, citées par Houel, Mercader et Sobota 

Diane Roman soulève la question de la terminologie dans l’optique où l’importance du « caractère discriminatoire des violences de genre » prévaut dans les féminicides : « faut-il alors vraiment parler de féminicide et ne conviendrait-il pas plutôt de retenir l’expression de “généricide” (gendercide en anglais) i. e d’homicides de genre ? » L’avantage de ce terme est qu’il permet d’inclure « toute personne qui transgresse des normes de genre du fait de son identité ou de son orientation sexuelle : personnes transgenres, homosexuel.les » et les foetus féminins dans le cas des avortement sélectifs, d’après le Parlement européen. Seulement, il laisserait de côté « un système de classement et d’assignation à des fonctions et identité » spécifique aux femmes. Par ailleurs D. Roman relève le risque d’un « glissement dangereux, tendant à assimiler fœtus et personne » que présente « généricide ». Mettant au même plan l’avortement et le meurtre d’une fille ou d’une femme, il tendrait à « restreindre davantage encore l’accès des femmes à l’interruption de grossesse ».


L’OMS, dans sa fiche dédiée au fémicide, semble rejoindre le constat du rôle central du « pouvoir », mais sans le présenter de manière systématique, et en le liant potentiellement aux conditions matérielles de la victime. Et sans pour autant exprimer l’objectif d’une domination : « (le) fémicide se distingue des homicides masculins par des particularités propres. Par exemple, la plupart des cas de fémicide sont commis par des partenaires ou des ex-partenaires, et sous-entendent des violences continuelles à la maison, des menaces ou des actes d’intimidation, des violences sexuelles ou des situations où les femmes ont moins de pouvoir ou moins de ressources que leur partenaire. »

Cette spécificité est d’ailleurs citée par Gwénola Ricordeau comme une piste majeure pour lutter contre les féminicides, car le manque de ressources matérielles des femmes entraîne un manque d’autonomie les exposant davantage aux violences.

 

L’OMS reprend donc avec un peu de nuance les bases jetées dans les années 80 et 90 aux Etats-Unis. En effet, d’après Marylène Lapalus,
« Pour définir femicide, Diana Russell, Jill Radford et Jane Caputi mobilisent plusieurs concepts de la réflexion féministe sur la violence masculine : le concept de crime sexuel, la reconnaissance de la violence dans l’espace public et privé, l’idée d’un continuum de violence et enfin le rôle joué par certaines institutions dans la violence exercée. » Ces différents concepts semblent être admis et inclus à l’acception actuelle du terme « féminicide » en France. 

Un point sur lequel insistent les actrices rencontrées, tout comme les textes institutionnels consultés, est le continuum de violences dans lequel s’inscrit le féminicide, dont il est la pire forme de violence, puisqu’après lui, la victime cesse de vivre. Cette conception correspond à celle établie en 2012 par la rapporteuse de l’ONU Rashida Manjoo, qui parle de « meurtre sexiste » (« gender-related killings of women »). Le féminicide est comme le bout d’une chaîne de violences dont chaque acte est à prendre en compte et à combattre. Parmi elles, Magali Mazuy rappelle l'importance des violences obstétricalesAurélie Latourès ajoute que le continuum n’existe pas qu’entre les formes de violences, mais aussi tout le long de la vie des femmes et dans tous les espaces et domaines de leur vie : sphères privée, publique et professionnelle.

homicide-feminicde

« ...il n’y a pas d’échelle de gravité à mettre.

Mais par contre, la même analyse se pose sur toutes les formes de violences, que ce soient des violences sexuelles, du harcèlement, jusqu’au sexisme soi-disant plus ordinaire. »

Aurélie Latourès

Gwénola Ricordeau voit en ces actes autant de façons de lutter qu’ont les femmes qui en sont victimes, qui développent ainsi un savoir qu’il nous faut écouter : « ce sont les manières dont les femmes réussissent à se défendre qui doivent nous intéresser. Et plutôt que les penser comme des victimes sans défense qui ont été livrées à des hommes violents, il faut plutôt voir l’extrême énergie que ces femmes ont déployée pour essayer de se sauver, et souvent de sauver des enfants. »

Ici, Gwénola Ricordeau parle d’un continuum de violences au sein d’un couple, par un conjoint sur sa conjointe, qui est le schéma le plus évoqué en France concernant les féminicides. Pourtant, dans des cas beaucoup plus rares, il est rapporté que des auteurs de meurtre sur leur compagne n’ont pas commis de violences en amont du crime. Houel, Mercader et Sobota parlent d’une motivation purement haineuse du passage à l’acte. Sans pour autant parler de fémicide ou de féminicide, la dimension spécifique au sexe est intégrée à ces cas à travers la nature de la menace perçue par les hommes, qui est selon les autrices « hallucinatoire » puisque non réelle. Dans le cas inverse, « c'est toujours la femme, qu'elle soit meurtrière ou tuée, qui est battue » : la menace est alors bien réelle. Elles citent l’exemple d’une femme atteinte d’un cancer qui, lorsque son mari lui monte une tisane, comme chaque soir, mais en oubliant cette fois la tranche de citron, l’insulte. Le mari réagit en lui infligeant de multiples coups au visage avec le bol, entraînant sa mort.

Formes

Quelles formes de féminicides ?

L’OCFJR, Observatoire canadien du fémicide pour la justice et la responsabilisation, liste dans son dernier rapport annuel les mobiles/indicateurs basés sur le genre concernant les féminicides, correspondant à des antécédents et caractéristiques de la mise à mort : antécédents d’actes de violence physique, psychologique et/ou sexuelle commis par l’agresseur ; comportements de contrôle coercitifs ; séparation (ou en instance de séparation) ; refus d’établir (à nouveau) une relation ; le meurtre est commis avec l'oppression/domination à l'égard des décisions de vie ou de la sexualité des femmes/filles ; menaces antérieures de blesser ou de tuer la femme ou la fille ; violence sexuelle ; mutilation ; utilisation de violence excessive (« overkill ») ; séquestration ; disparition forcée ; élimination ou abandon du corps de la femme ou de la fille : meurtre lié à la traite des êtres humains, à des gangs de rue ou à des pratiques culturelles ; misogynie.

L'OCFJR relève aussi les catégories de féminicides racistes, et sexuels.

 

A l’international, l’OMS reconnaît quatre types de fémicides : le fémicide intime ; le crime commis au nom de « l’honneur » ; le fémicide lié à la dot et le fémicide non intime. 

 

Les précédentes catégories coïncident avec les 11 formes de féminicides identifiées par l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (ONUDC) :

 

  • meurtre à la suite de violences conjugales

  • torture et un massacre misogyne

  • assassinat au nom de « l’honneur »

  • meurtre ciblé dans le contexte des conflits armés

  • assassinat lié à la dot des femmes

  • mise à mort des femmes et des filles en raison de leur orientation sexuelle

  • assassinat systématique de femmes autochtones

  • foeticide et un infanticide

  • décès à la suite de mutilations génitales

  • meurtre après accusation de sorcellerie

  • d’autres meurtres sexistes associés aux gangs, au crime organisé, au narcotrafic, ou encore à la traite des personnes et à la prolifération des armes légères.

 

En France, la DAV n’emploie pas le terme « féminicide » mais publie une étude qui met en avant que les auteurs masculins des morts violentes au sein du couple commettent majoritairement le crime à domicile, sans préméditation, avec une arme blanche ou une arme à feu. La mort par coups est la troisième cause de mort.

Qui sont les victimes ?

qui sont victimes

Dans son plan de lutte contre les violences faites aux femmes, l’ex-Secrétariat d’État chargé de l’Égalité entre les femmes et les hommes divise les victimes de violences sexistes en plusieurs catégories afin d’adapter les dispositifs aux spécificités des situations : femmes victimes de viol et d’agressions sexuelles ; prostituées ; mères (et leurs enfants) ; jeunes femmes (18-25 ans) ; femmes étrangères ; femmes en situation de handicap ; femmes vivant en milieu rural ; ressortissantes françaises à l’étranger. Ces situations, qui croisent celles relevées pour 2018 par l’OCFJR pour le Canada, sont autant de critères de vulnérabilité fournissant une première grille de lecture des profils de victimes de féminicides.

 

Margot Giacinti rappelle en effet que le fait d'être une femme peut être défini par le fait d’être toujours placée en situation de vulnérabilité. De manière structurelle, les femmes sont perçues comme étant fragiles. Dès le XXème siècle, Hubertine Auclert inclut cette dimension au concept du féminicide. L’OMS semble intégrer cette dimension à sa définition du fémicide en mentionnant le pouvoir et les ressources moins importantes qu’ont les femmes par rapport aux hommes.

L’OCFJR note ainsi qu’un mobile/indicateur basé sur le genre est le fait que la victime était enceinte, de même qu’en France, Anaïs Defosse cite la grossesse comme un déclencheur répandu dans les cycles de violences conjugales.


Par ailleurs, comme le rappelle le juge des enfants Edouard Durand dans le cadre de la Délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes fin 2019, « pour l’homme et pour la femme, l’expérience de la victimation est très différente. Pour un homme, le risque de subir des violences se situe dans l’espace public, des violences commises par un autre homme inconnu de lui. Pour une femme, le risque majeur de subir des violences se situe dans l’espace privé, des violences commises par un homme connu d’elle. »

Spécificités françaises : le couple

Certaines actrices précisent la définition au regard de la spécificité française du phénomène : en précisant le sexe de l’auteur (« meurtre d’une femme, le plus souvent par un homme » pour la démographe Magali Mazuy), sa nature de « fémicide intime » ou « féminicide intime » (soit commis par un conjoint, un ex-conjoint, quelqu’un de très proche de la victime), ou encore « féminicide conjugal », en opposition avec des pays d’Amérique latine où les meurtres ont lieu dans l’espace public. Cette vision s’apparente à celle de l’OMS, qui définit plusieurs catégories de fémicides/féminicides, notamment intimes et non intimes.

La juriste Yael Mellul va plus loin en inscrivant le féminicide dans le cadre de la séparation au sein d’un couple. Pour elle, « on tue une femme parce que c’est une femme, et parce qu’elle veut retrouver sa liberté, s’extraire de l’emprise de son bourreau. » Son constat rejoint ceux de l’enquête ENVEFF et de la Délégation aux victimes (DAV), qui établit que les morts violentes au sein du couple, provoquées en grande majorité par des hommes sur leur femme, ont pour principale motivation la dispute, suivie de près par le refus de la séparation.

De son côté, Yael Mellul milite pour l’inclusion du suicide forcé dans les féminicides, rejointe par d’autres expertes dans son positionnement.

spé FR

Pour Ernestine Ronai et Edouard Durand, il paraît absolument fondamental de penser les violences conjugales comme une forme de violence sexuée. Et si « violences conjugales » « décrit le réel et convient tout à fait ; (...) avec le mot de “féminicide”, nous (parlons) plus précisément de la mort dans le couple ». Ainsi le terme féminicide permet-il de penser les violences conjugales comme une forme de violence sexuée et donc de « comprendre la violence et ses mécanismes. »

 

Mais pour Valérie Boyer ou Victoria Vanneau, rattacher le mot
« féminicide » à la notion de violences conjugales est gênant puisqu’il constitue un terme d’exclusion, dans le sens où des couples homosexuels « sont complètement exclus du dispositif » avec le terme « féminicide ». Pour la députée Boyer, les violences au sein du couple s’exercent indépendamment du sexe assigné à la naissance puisqu’il s’agit d’un « rapport de domination et d’appartenance, (...) où la personne qui est féminisée est dominée ».

Cette observation s’inscrit dans les échanges sur l’entrée ou non de termes nouveaux dans la loi et renvoie à la difficulté de déterminer dans quelle mesure une victime est tuée pour des raisons sexistes.

Les Antigones, qui « reconnaissent l’existence de  violences spécifiques à l’égard des femmes, vulnérables notamment à de potentielles violences physiques »* en 2016, voient en « féminicide » un mot qui amalgame les « avortements des filles (sic) en Chine et les violences conjugales en France », qui seraient pourtant nature différente, le premier étant le résultat de pressions sociales et fiscales. Dans le cadre des violences conjugales en France, Antigones pense qu’un homme qui tue sa femme ne la tue pas parce qu’elle est une femme, mais parce qu’elle est son épouse. Écartant ainsi le rôle des rapports de sexe, qui impliquent un rapport de domination, dont parle notamment Ernestine Ronai.

Les féminicides « invisibilisés »

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Seulement, en parallèle, des expertes regrettent « l’invisibilisation » de victimes de féminicides dont le profil est peu, voire n’est pas évoqué dans les comptages et médias, et qui n’entrent pas dans la catégorie du féminicide intime. Concernant les travailleuses du sexe, Margot Giacinti rappelle que le statut moral, le jugement de la vertu de la victime, importent dans leur meurtre, et même dans la façon dont on les tue. Cela mène non seulement à leur sur-représentation parmi les victimes de féminicides, mais aussi à leur « sur-invisibilisation ».

 

Les personnes trans, qui peuvent compter parmi les travailleur-euses du sexe, sont également très exposées aux violences sexistes. Deux principales difficultés sont en cause dans l’invisibilisation que dénoncent les expertes : une première réside dans l’incapacité à les considérer où à les définir ou non comme des femmes ; une seconde, dans l’incapacité à établir la causalité de leur mort : est-ce parce qu’elles sont femmes, ou parce qu’elles sont transexuelles qu’elles ont été tuées ? 

Par ailleurs, au sein des mouvements féministes, le mouvement TERF (trans-exclusionary radical feminist) ne reconnaît pas qu’une femme transexuelle est une femme, rendant impossible le comptage des victimes trans comme victimes de féminicides dans ces réseaux. Ainsi pour Margot Giacinti, on ne reconnaît pas les travailleuses du sexe, et on ne reconnaît pas les personnes transexuelles, compléxifiant d’autant plus la prise en compte ou non des prostitué-es trans.

 

Les expertes que nous avons rencontrées reconnaissent toutes que les personnes transexuelles et/ou travailleuses du sexe sont surexposées aux violences sexistes, et donc aux féminicides. Là où les positions diffèrent : l'appellation de ces catégories de victimes. Ainsi Catherine Le Magueresse, abolitionniste, préfère parler de « personne en situation de prostitution » plutôt que de « travailleuse du sexe ». Concernant les victimes transexuelles, Berenice Bento parlera spécifiquement de « transféminicide ».

 

Une autre catégorie de victimes sur-exposées aux violences et pourtant peu étudiée est selon Margot Giacinti les personnes âgées, dont les meurtriers bénéficient d’une plus important présomption d'innocence. Magali Mazuy parle quant à elle des « femmes handicapées placées en institution », qui constituent « un champ invisible des sciences sociales à l’heure actuelle en France ». 

Cette observation croise celles de l’Observatoire canadien du fémicide pour la justice et la responsabilisation, qui liste en 2018 des facteurs socio-démographiques communs ou liés à des groupes de victimes « à risque », mais pourtant peu étudiés : les victimes indigènes ; migrantes ; plus âgées ; en situation de handicap.

Autres types de féminicides

autres types

Pour Margot Giacinti et Mélissa Blais, l’attentat antiféministe de l’Ecole polytechnique de Montréal constitue un féminicide antiféministe.


Par ailleurs, la question des féminicides de masse renvoient également à la celle du génocide, que Magali Mazuy évoque comme potentiel point de controverse. En effet, étant donnée « l’intersectionnalité des rapports de domination » (âge, classe sociale, « race » etc.) qui caractérise les violences exercées sur les femmes tout au long de leur vie, les violences contre les femmes sont comme un système, asymétrique par rapport aux violences subies par les hommes, qui peut s’apparenter à la destruction méthodique d’un groupe humain.

Cela renvoie notamment à la campagne The 50 Million Missing (Les 50 Millions Manquantes) menée en 2006 par l’écrivaine et activiste Rita Banerji, dénonçant que  « Plus de 50 millions de femmes indiennes ont été exterminées de manière systématique en trois générations, à travers une violence ciblée contre elles, et qui a des formes multiples: fœticides féminins à travers des avortements forcés, infanticides féminins, meurtres motivés par la dot, et crimes d’honneur. »

Le Parlement européen fait écho à cette réflexion avec sa résolution de 2013, « considérant que le généricide est un terme neutre faisant référence au massacre de masse systématique, délibéré et sélectif selon le genre de personnes appartenant à un sexe donné, et qu'il s'agit d'un problème croissant et pourtant sous-déclaré dans différents pays alors qu'il a des conséquences létales ».

Par ailleurs, on parle de « gendercide » en anglais (généricide en français d’après Diane Roman) et plus spécifiquement de « gynocide », notamment dans le cas de l’Inde (Jacques J. Rozenberg, 2007) ou de la Chine. Certaines féministes ont pu également l’employer pour désigner les mises à mort des femmes considérées comme sorcières. C’est la féministe Antoinette Fouque qui propose le terme, qu’elle utilise dès 1980 (dans son entretien avec Kate Millett pour Des femmes en mouvements n° 28, du 16 au 23 mai, pp. 12-15). Nous pouvons noter que l’usage du terme décroît depuis.

Au delà du sens : la connotation

Connotation

Pour Yael Mellul, « la sémantique est essentielle pour faire avancer le débat dans la société. » Le féminicide présente d’après elle l’avantage de montrer la gravité exceptionnelle de chaque meurtre, donne une impression de dureté, là où auparavant l’expression « crime passionnel » véhiculait une image romanesque, quasi-poétique, des crimes. Le terme est ainsi « extrêmement important d’un point de vue sociologique ». Mais selon Yael Mellul et d’autres spécialistes, « en droit, c’est un autre débat ».

A. Houel, P. Mercader et H. Sobota semblent notamment illustrer cette vision dans leur chapitre Le crime dit « passionnel » : une construction psychosociale*, avec le cas emblématique du meurtre de Marie Trintignant par Bertrand Cantat, où « la référence à la passion et à l'amour indique l'idéalisation de la relation violente ». Là où les « violences conjugales » mettent l’accent sur la souffrance de la victime, le « crime passionnel » le met sur la souffrance de l’auteur. De plus, la première expression semble, paradoxalement, ancrer le couple dans une banalité et un rapport de domination, là où la seconde lui confère un caractère exceptionnel, et d’amour réciproque. 

Face à l'ambiguïté de l’expression et à l’ambivalence de l’idée d’« amour fou », les autrices adoptent l’expression « crime dit “passionnel”, afin de ne pas prendre position à l’avance dans le débat ». Elles citent également Daniel Lagache (1947) qui avance l’expression « crime pseudo-passionnel » du fait « de la froideur émotionnelle et de l'importance décisive de la motivation inconsciente »

A partir d’un aperçu des différents sens auxquels le mot fémi(ni)cide peut correspondre, il est possible de mieux comprendre comment il est utilisé, façonné en tant que concept. Pour devenir un objet social qui façonne à son tour le monde dans lequel il s’inscrit.

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