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Enjeux de prévention

pour les victimes

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Continuum de violences

Continuum

L’inscription du féminicide dans un continuum de violences faites aux femmes est une position partagée par de nombreuses actrices de la controverse (Aurélie Latourès, Magali Mazuy, chercheuse à l’INED, Margot Giacinti, et par la plupart des associations militantes).

« La question des féminicides doit être appréhendée dans le cadre d’une politique publique transversale (allant de la prévention
au traitement judiciaire et pénal de ces violences) et intégrant toutes les violences faites aux femmes. Ces violences perdurent parce qu’elles ne sont pas comprises comme des violences spécifiques, s’intégrant dans un continuum, faisant système, mais comme des drames individuels. Elles sont provoquées par une seule et même idéologie : le sexisme »

Mouvement du Nid France

De ce point de vue, la question des mécanismes psychiques pour les victimes est donc indissociable d’une compréhension plus globale des violences conjugales, qui incluent selon Liliane Daligand, psychiatre et docteur en médecine et en droit : 

  • la violence physique, la plus repérable mais souvent banalisée

  • la violence sexuelle, qui fait partie d’un rapport de domination
    et d’emprise, et provoque un sentiment de honte et d’humiliation chez la victime tel que c’est une des formes de violence les plus difficiles à exprimer

  • la violence psychologique, la plus destructrice et difficile à repérer, puisqu’elle opère insidieusement, par dénigrement ou indifférence, générant un fort sentiment de peur et de perte d’estime de soi

  • la violence sociale, qui isole la victime de son entourage et des interactions sociales extérieures pour mieux la contrôler

  • la violence économique, autre outil de contrôle qui dépossède
    la victime de son autonomie

  • la violence administrative, qui vise à éviter toute tentative de fuite de la victime

Le cycle de violences conjugales

Cycle violences conjug

Ces différents types de violence peuvent être associés ou isolés, et s’inscrivent dans le cadre d’un cycle de violences conjugales désormais  largement décrit et relayé par de nombreuses associations d’aide aux victimes et par des avocat.e.s comme Anaïs Defosse, à partir de sources dans le champs de la recherche.  

 

Constaté et théorisé en en 1979 par la psychologue américaine
J. Walker lors de son travail thérapeutique avec des femmes victimes de violences, ce cycle comprend initialement trois étapes : 

  • la phase d’accumulation de tensions, à la durée variable,
    où la réalité ne correspond plus à l’image idéalisée

  • l’explosion de la violence, disproportionnée par rapport à son déclencheur

  • la phase de remords, une fois la tension dissipée, qui repose sur la justification, la responsabilisation et le pardon (attribution de la violence de l’auteur à des causes extérieures ou à sa compagne), et vise à convaincre la victime que les violences vont cesser et/ou à culpabiliser la victime pour l’empêcher de partir.


Plus tard, d’autres autrices intègreront une quatrième phase, la lune de miel, état de bonheur caractérisé par l’excitation de la rencontre, intense et euphorique, qui s’accompagne d’une idéalisation de l’autre ou de sa capacité à évoluer. Le raccourcissement de la durée de cette phase de lune de miel entre chaque cycle signifie précisément une escalade dans les violences et un risque accru de passage à l’acte encore plus violent (voire de féminicide), d’autant plus fort lorsque le cycle finit par se réduire aux phases d’explosion et de remords.

« La victime se sent coupable et croit posséder

le pouvoir d’atténuer la violence de son compagnon. Elle pardonne, et une fois la crise passée, la violence justifiée, le calme revient,

et le cycle de la violence se profile de nouveau, recommençant par la lune de miel.

Elle croit avoir un pouvoir thérapeutique

et se persuade que l’amour le transformera.

Elle accepte ainsi de lui donner une chance.

Mais généralement, le cycle se poursuit, avec escalade de la tension, épisode de violence, justification et lune de miel »

Liliane Daligand

Mémoire traumatique

Mémoire traumatique

Les mécanismes à l’œuvre pour les victimes dans le cadre du continuum de violence qui peut aboutir au féminicide sont particulièrement bien décrits par Muriel Salmona, principalement dans le cadre de son association Mémoire traumatique et victimologie.

 

Elle montre ainsi que les violences conjugales répétitives « sont fréquemment associées à la peur de mourir et aux violences sexuelles. Celles-ci sont souvent utilisées pour torturer, elles font partie du système. À ce moment-là, s’installe une étape de stress post-traumatique avec des troubles psycho-traumatiques majeurs qui vont entraîner des atteintes neurologiques au niveau du cerveau. Ce mécanisme provoque des phénomènes de dissociation et d’anesthésie émotionnelle. Le cerveau se disjoint pour que la personne ne meurt pas de terreur et de stress. Ensuite, la mémoire physico-traumatique fait que la victime revit mentalement les paroles de l’agresseur, « Tu ne vaux rien, tu ne mérites pas de vivre, tu es moche, c’est de ta faute ». Les phrases reviennent continuellement quand elle est seule et elle se retrouve dans un état de dissociation totale. Les victimes peuvent commettre des tentatives de suicide, avoir des troubles alimentaires et des conduites addictives dans le but de se déconnecter de la réalité ». * 

 

La mise en évidence de ces mécanismes est triplement importante, pour la victime elle-même et ses proches d’une part, pour une meilleure prise en charge globale et pluridisciplinaire d’autre part, et enfin pour les expertises judiciaires et la formation des magistrat.e.s et avocat.e.s sur ce sujet.

Facteurs de risque
de féminicide dans le cadre
de violences conjugales

Facteurs risque

L’inscription du féminicide dans un continuum de violences conjugales permet l’identification et à la formalisation des principaux facteurs de risque de féminicides lors de violences conjugales, qui sont au nombre de 12 selon Muriel Salmona (qui s’appuie sur Campbel, 2003 ; Grass, 2008 ; et Hilton, 2008)*

« 1. AGGRAVATION DES VIOLENCES ET/OU PEUR DE MOURIR : Si les violences deviennent de plus en plus fréquentes et de plus en plus graves dans l’année qui précède. 
2. TENTATIVES DE MEURTRE ET/OU MENACES DE MORT : Risque maximal quand il y a déjà eu une ou des tentatives de meurtre, 7 fois plus quand il y a eu étranglement, 4 fois plus de risque quand il y a eu des menaces de mort avec arme, 2,50 fois plus de risque quand il y a eu des menaces de mort sans arme.
3. ACCÈS À UNE ARME À FEU : Quand il y a une arme à feu
à domicile (5,5 fois plus de risque mais ce risque est très augmenté si il y a déjà eu des menaces avec une arme à feu
(plus de 40 fois).
4. CHÔMAGE OU INACTIVITÉ DU CONJOINT OU DU PARTENAIRE VIOLENT : il y a 5 fois plus de risque de féminicides si le conjoint ou le partenaire n’a pas d’activité professionnelle, si il est au chômage ou à la retraite.
5. SÉPARATION : il y a 3,64 fois plus de risque de risque de féminicide en cas de séparation du conjoint ou du partenaire violent après avoir vécu avec lui, 3,19 fois plus de risque quand la victime lui demande de partir, 5 fois plus de risque si la victime a un nouveau partenaire et si le conjoint est jaloux, et même 9 fois plus de risque en cas de séparation si le conjoint ou le partenaire intime exerçait un contrôle coercitif et harcèlement permanent.
6. CONTRÔLE COERCITIF/ÉPISODES DE SÉQUESTRATION : il y a 2,9 fois plus de risque de féminicide quand le conjoint ou partenaire exerce un contrôle important, et 9 fois plus de risque en cas contrôle coercitif ET de séparation.
7. PRÉSENCE D’UN ENFANT DONT LE CONJOINT OU PARTENAIRE VIOLENT N’EST PAS LE PÈRE BIOLOGIQUE : il y a 2,2 fois plus de risque quand il y a la présence d’un enfant de la victime qui n’est pas l’enfant biologique du conjoint ou du partenaire violent
8. VIOLS CONJUGAUX : il y a près de 2 fois plus de risques de féminicide si il y a eu des viols ou des agressions sexuelles
9. VIOLENCES ET SÉVICES PENDANT LA GROSSESSE : le risque de féminicide augmente si il y a eu des violences pendant la grossesse le risque de féminicide augmente (Campbel, 1998)
10. MALTRAITANCES SUR LES ENFANTS : le risque de féminicide augmente si il y a des maltraitances commises sur les enfants par le conjoint ou le partenaire intime violent
11. MENACES OU TENTATIVES DE SUICIDE DU CONJOINT OU DU PARTENAIRE VIOLENT : le risque de féminicide augmente si le conjoint ou le partenaire intime violent menace de se suicider
12. CONSOMMATION DE DROGUES PAR LE CONJOINT OU LE PARTENAIRE VIOLENT : le risque de féminicide augmente si il y a un emprise de drogue ».


L’enjeu de l’identification de ces facteurs de risques est de pouvoir ensuite quantifier ce risque (extrême quand plus de 10 critères sur 12 sont remplis, sévère entre 7 et 10, important entre 3 et 7 et à surveiller en dessous de 3 sur 12), afin de prévenir les féminicides de manière plus efficace. Concrètement,  il s’agit ensuite de poser 11 questions, pour déterminer si la femme en question est en danger imminent et a besoin de mesures de protection immédiates ou si elle se trouve en situation de danger important, a fortiori si les violences s'intensifient en termes de force ou de fréquence, et pour évaluer le risque de passage à l’acte violent du conjoint et de danger suicidaire pour la femme.

L’emprise : conditions, enjeux

et conséquences

emprise cond. enj. cons.

L’ensemble de ces violences contribue et constitue le phénomène d’emprise, qui n’est possible du côté de la victime que « si l’être ainsi envahi souffre déjà d’une insuffisance langagière qui ne lui permet guère de nouer une relation de parole avec l’autre. « L’emprise se fait là où ça pense et non là où ça parle. » Celui qui s’identifie à ses images, à ses pensées, à ses représentations fantasmatiques est la victime de choix. L’emprise, c’est une substitution d’images ou mieux une contamination métonymique par les images instillées. C’est l’introduction à une pathologie narcissique ». *

Ce qui est en jeu pour la victime, c’est son altérité propre, qui est refusée et niée, puisque la personne sous emprise devient un objet ayant pour but la satisfaction de la pulsion de l’autre. Le risque est alors de perdre « la réalité de sa propre existence », à partir de la confusion entre la pulsion d’emprise et l’amour fusionnel.
La souffrance de la victime, devenue « autre-objet » et non plus autre-sujet, peut ici alimenter la satisfaction de l’auteur qui, dans certains cas, jouit de cette souffrance.

Les conséquences psychologiques de cette emprise pour la victime sont multiples : inhibition, anesthésie, absence de réaction, sidération, voire anéantissement, et surtout, culpabilité. Il s’agit de donner un sens, de trouver une raison ou « une faute qu’elles auraient pu commettre afin de comprendre l’incompréhensible ». Au niveau physiologique, le stress dû aux multiples tensions aboutit à une dépression du système immunitaire, et à des symptômes d’angoisse (oppression, palpitations, insomnies, douleurs, troubles digestifs, fatigue, peur permanente…). Les comportements associés sont l’évitement, l’hypervigilance et les troubles de l’humeur de type dépressif (tristesse, sensation de vide, d’isolement, perte de l’élan vital, idées suicidaires…). 

La compréhension du phénomène d’emprise pour les victimes permet également d’identifier les clés pour en sortir : « pour sortir de l’emprise, il faut retrouver l’estime de soi, la foi en l’autre », et retrouver la parole, constitutive et protectrice de l’humanité, également nommée « le symbolique »

La thérapie vise alors à sortir la victime de ses processus  traumatiques psychiques, où la mort est un risque immanent, et de celui de ne pas accéder à la parole comme sujet, l’expérience répétée de la négation de son altérité l’ayant privée de l’ouverture à ce symbolique. 

L’enjeu de cette thérapie est double : permettre à la victime de se souvenir au lieu de répéter (selon la distinction freudienne), la répétition des faits s’opposant au travail de mémoire nécessaire à la sortie de la mémoire traumatique ; et la reconnaissance puis le dépassement du statut de victime par l’écoute thérapeutique et la parole adressée en retour qui lui redonne son statut de sujet et son ouverture au symbolique.

* Le cycle de la violence, Liliane Daligand, Chapitre III dans Les violences conjugales (2019), pages 62 à 85

« Entrer en thérapie, c’est mettre la loi en acte. C’est sceller l’appel comme réponse à la demande de la loi. C’est dire à la victime :
« Je te demande de vivre, de ne pas confondre
ta vie avec celle de ton agresseur dans le retour répété et confusionnel de la remémoration
de l’agression. »

Liliane Daligand

Le « rôle » de la victime
dans le processus psychique
de « victimisation » :
impensable ou impensé ? 

rôle vctime

Si la plupart des travaux se concentrent sur le rôle de l’auteur dans la mise en place de l’emprise et du cycle de violence à l’origine de féminicides intimes selon de nombreuses actrices, certaines chercheuses interrogent ou affirment l’existence d’un « rôle » de la victime dans la mise en place puis la mise en œuvre de la relation d’emprise qui lie l’auteur et sa victime. 

C’est notamment le cas d’Annick Houel et Claude Tapia, psychologues sociales, qui soulignent l’adhésion des femmes victimes de féminicide (terme qu’elles n’emploient pas, lui préférant celui de « crime dit passionnel ») à un modèle de genre inégalitaire, du fait d’une emprise d’ordre systémique dans la sphère familiale.

« Car si, d’une part, on peut affirmer de la façon la plus nette que ces crimes sont un effet de l’inégalité entre hommes et femmes, d’autre part, pour comprendre les processus qui y conduisent, il faut admettre que ces femmes adhèrent au modèle de fonctionnement dont elles vont mourir, ou dont elles se défendent par le crime.
Elles sont toutes sous la même emprise d’une représentation traditionnelle de la famille où domine l’appropriation des femmes (Guillaumin, 1978). Ce qui ressort donc, au final,
de notre recherche, c’est le caractère profondément destructeur de l’inégalité entre les sexes, et sa collusion profonde avec un modèle familial hautement pathogène,
car fondé sur l’emprise. »
Annick Houel et Claude Tapia

Magali Ravit questionne également l’existence d’un « rôle de victime » d’un point de vue clinique, en proposant de ne pas interroger seulement les processus mobilisés dans l’acte violent du point de vue de l’agresseur donc, mais aussi et peut-être d’abord « l’épreuve de transformation que doit accomplir l’objet, la victime, entraîné dans l’agir violent ». Là encore, la relation violente se construit à deux,
la femme participant à la construction qui la fait passer de sujet relationnel à objet victime, de même que l’homme participerait à sa transformation en agresseur, et réciproquement.

De son côté, Liliane Daligand analyse le rôle de la victime à travers trois éléments

  • la confusion de certaines femmes victimes entre amour, possession et jalousie (associée à la croyance d’un destin funeste les poussant à toujours rencontrer des hommes violents), qui implique un risque accru d’être réduite à l’état d’objet. En ce sens, les victimes ne sont donc « pas prédisposées à subir l’emprise », mais « en quelque sorte complices et ne souhaitent pas s’extraire de la situation ».

  • la répétition identificatoire de la victime, c’est-à-dire la répétition de cette clinique de la violence (une victime pouvant être victime de tous les hommes rencontrés).

« Les victimes peuvent entrer dans une identification victimaire : « Je suis une victime. » Elle devient alors leur seule identité. Pour être efficace, néanmoins, cette identification a sans cesse besoin d’être relancée, sans quoi les images s’épuisent, le besoin refait surface.
La victime est de nouveau sur la corde raide : elle envoie un message inconscient à un agresseur potentiel capable de rouvrir la scène du fantasme et de relancer ainsi le processus identificatoire imaginaire. La répétition de l’agression vient toujours, dans ce cas, à la fois de la pulsion de l’auteur de l’acte agressif et de ce que la victime rend cet acte possible. »
Liliane Daligand

  • la jouissance, soit le fait que ce processus de « renforcement des identifications imaginaires » corresponde aussi à un moyen pour la victime de s’évader d’elle-même. La jouissance décrit précisément en analyse un état d’ailleurs, « au-delà de la sensorialité, au-delà de l’intellectualité, au-delà de tout plaisir ou déplaisir », état qui peut être inconsciemment recherché par certaines victimes. 
     

Il ne s’agit pas ici d’attribuer une quelconque responsabilité aux femmes victimes quant aux violences voire aux (tentatives de) féminicides subies, mais de souligner leur pouvoir au sens premier du terme, leur possibilité d’action en amont du processus d’emprise, voire au cours du cycle de violences.
 

En somme, toute la difficulté réside dans le fait d’éviter un double écueil : l’essentialisation des femmes comme victimes, et leur culpabilisation. 

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