Enjeux de prévention
pour les auteurs
Dans cette page
Catégorisation et « profils type »
De quoi le féminicide est-il l’expression ?
Appropriation des femmes
Les rapports de sexe mis en cause chez les auteurs et chez les experts
« Peau-céder » le féminin
Mécanisme psychiques pour les auteurs
L’emprise : pulsion ou relation ?
Féminicide : passage à l’acte comme point culminant du continuum
de violences, à partir du « non appropriable »
Féminicide : du crime « pseudo-normal » à la « psychopathologie sociale »
La prise en charge des auteurs de féminicide
Catégorisation et « profils type »
Les recherches (D. Adam, 2007, Why Do They Kill? Men Who Murder Their Intimate Partners) montrent que le meurtre de femmes et de jeunes filles par des partenaires intimes ne résulte pas d'un hasard ou d’actes spontanés. Concernant les auteurs des féminicides, le noeud principal identifié porte sans doute sur les raisons ou le sens de ce passage à l’acte, sur ses potentielles conséquences en termes de risque de récidive, ainsi que la nature et le sens de la peine à arrêter.
Pour bien le comprendre, Sébastien Saetta revient en 2013 sur la structure de l’expertise psychiatrique, qui contient une partie biographique (données factuelles, nature de l’enfance – difficile, problématique, heureuse, normale, correcte – afin de repérer d’éventuelles carences affectives ou éducatives), une partie d’insertion sociale (qui cherche à savoir de quelle manière le justiciable s’est inséré dans la société), et enfin une partie contenant des éléments de personnalité.
Il montre ainsi que la reconstruction de l’histoire conjugale des auteurs par ces derniers met en évidence l’assignation récurrente des femmes à de mauvaises épouses, et des hommes à de bons maris et pères, sans distance critique des psychiatres à cet égard.
« Les experts vont (...) trouver dans le contexte, qu’il s’agisse de celui de l’histoire conjugale
ou de celui du crime, des éléments permettant d’expliquer le crime, de déresponsabiliser pénalement et moralement l’auteur et
de responsabiliser la victime. »
Sébastien Saetta, parlant de 3 cas de féminicides dont il analyse l’expertise psychiatrique
Son analyse permet également d’identifier deux catégorisations.
La première porte sur le type de crime, avec 4 idéaux-types :
-
le crime inexpliqué
-
le crime lié à la présence de troubles mentaux
-
le crime lié à l’histoire de l’individu ou à sa personnalité
-
le crime lié à des éléments de contexte (Il renvoie ici à la distinction de Laurent Mucchielli entre « les criminels d’occasion » et « les criminels d’habitude », qu’il qualifie de « fausse mais prégnante dans esprits et corps social »)
La seconde catégorisation porte sur le type de culpabilité,
avec 3 idéaux-types :
-
l’individu qui éprouve de la culpabilité
-
l’individu honteux qui minimise les faits
-
l’individu qui n’éprouve aucun sentiment de culpabilité
Cette typologie rejoint celle que reprend Anaïs Defosse, avocate spécialisée dans la défense des femmes victimes de violence qui intervient beaucoup en Seine-Saint-Denis et pour la Fondation des femmes. Elle catégorise les auteurs de violences en trois profils, qui ont pour point commun d’être égocentrés :
-
celui qui peut intégrer la loi (25-30% des auteurs, avec une capacité aux remords et une déception d'être passé à l'acte, il peut adhérer à un programme de soin, qui peut permettre l’absence de récidive)
-
celui qui ne prend pas la responsabilité de ses actes (50% des auteurs qui considèrent que la responsabilité incombe à la victime, et n’adhèrent de pas au travail de soin, les stages de responsabilité seront efficaces pour certains d’entre eux)
-
celui qui se sent supérieur à la loi (10-15% des auteurs, dont les « pervers narcissiques » abondamment médiatisés, qui n'intègrent pas la loi et ne se sentent responsables de rien, avec des troubles de la personnalité autour de la paranoïa et du narcissisme de l’ordre du psychiatrique. De sorte que pour ces derniers, aucun travail n'est possible, même si nombre de psychologues ou de professionnel.les de la loi ont du mal à l’admettre). Ce n'est pourtant ni une pathologie, ni une fatalité pour Anaïs Defosse, qui insiste sur le fait que la réponse à cette problématique se situe dans l'éducation.
Une étude récente sur les prisonniers masculins en Turquie, qui visait à identifier les caractéristiques psychosociales des auteurs de féminicides, n'a pas pu mettre au jour une psychopathologie spécifique qui pourrait leur être attribuée. Ces résultats soulignent l'importance de comprendre le féminicide comme un phénomène essentiellement sociétal, plutôt que comme un acte émanant de l'individu.
D’un point de vue plus factuel et statistique, la Délégation aux Victimes met en évidence un profil « type » des auteurs, en précisant que « l’auteur masculin est, le plus souvent, marié, français, âgé de 30 à 49 ans, et n’exerce pas ou plus d’activité professionnelle. Il commet ce crime à domicile, sans préméditation, majoritairement avec une arme blanche ou une arme à feu. Sa principale motivation demeure la dispute suivie de près par le refus de la séparation », là où « l’auteur féminin est, le plus souvent en concubinage, français, âgé de 60 à 69 ans, et n’exerce pas ou plus d’activité professionnelle. L’auteur féminin commet ce crime à domicile, sans préméditation, avec une arme blanche. La principale cause du passage à l’acte est la dispute au sein du couple ».
De quoi le féminicide
est-il l’expression ?
Le principal noeud concernant les auteurs des féminicides s’articule précisément autour du sens de ce passage à l’acte pour l’individu qui le commet, et il s’agit en somme de répondre à la question : de quoi le féminicide est-il l’expression pour les auteurs, au niveau tant individuel que collectif et social ?
Les positions à ce sujet divergent dans leur formulation ou le détail de leur contenu, mais semblent se rejoindre dans leur direction et leur sens global. C’est ainsi que Margot Giacinti considère le féminicide comme « l’expression d’un “droit de propriété” » selon le terme de Guillaumin en 1978, droit de propriété que les hommes exercent sur les femmes. Plus encore, elle inscrit le sens du féminicide dans le prolongement de celui du continuum des violences conugales lorsqu’elle écrit : « Bien qu’ayant un caractère définitif, l’assassinat d’une femme atteste ainsi de logiques similaires à d’autres violences, comme la réduction au silence, le contrôle et l’appropriation des femmes, de leur travail et de leur corps ». Le sens du féminicide pour celui qui le commet est donc compris ici dans sa composante sociale, dès lors qu’il s’enracine pour elle dans la « position de vulnérabilité structurelle » des femmes « appropriables, jusqu’à être “tuables” par les hommes ».
Cependant, cette analyse des féminicides sous l’angle des rapports de sexe est loin d’être systématiquement exprimée ou prise en compte par les experts chargés d’évaluer les motivations des auteurs.
Appropriation des femmes
Les rapports de sexe mis en cause chez les auteurs,
et chez les experts
De son côté, Sébastien Saetta remarque que les féminicides ne sont pour la plupart pas présentés comme des crimes liés au profil des individus ou à leur éventuels troubles de personnalité, mais comme liés à des circonstances, « les experts allant chercher dans l’histoire conjugale des couples, et dans les disputes précédant le passage à l’acte, des éléments permettant de l’expliquer ». Il indique très clairement s’étonner à cet égard « de ne pas voir les experts évoquer la dangerosité que les hommes sont globalement susceptibles de représenter pour les femmes, et de ne pas raisonner en termes de rapports sociaux de sexe ».
Il reste là encore très prudent dans sa formulation du fait du nombre réduit d’expertises psychiatriques sur lesquelles il base son analyse (3 cas en l'occurrence), mais suggère que « le crime pourrait être lié à l’emprise que ces trois hommes tentaient d’exercer sur leurs femmes », ce qui va là encore dans le sens d’une « interprétation en termes de genre ». On peut ici aussi noter que « des éléments, présents dans les différents récits, auraient pu par exemple être mobilisés dans l’explication du crime. La présence d’un amant, de certains traits de personnalité (psychorigidité, excès de jalousie, conformisme) ou le refus de la part de ces individus d’envisager ou d’accepter la séparation », ces traits de caractère des individus pouvant « soit-dit en passant être envisagés comme la manifestation d’une forme de socialisation masculine [mais ne le sont] à chaque fois [que] comme ayant seulement facilité les faits. Sans en donner l’air, les experts privilégient donc une certaine version du crime, qui tend, on l’a vu, à responsabiliser moralement la victime ».
L’analyse de Sébastien Saetta est ici doublement intéressante, en ce qu’elle permet d’identifier une position commune à plusieurs psychiatres en 2013, dont il remarque qu’ils sont tous des hommes, tout en soulignant leur point aveugle.
L’analyse plus récente d’Ivan Jablonka dans son livre Des hommes justes, paru en 2019, va d’ailleurs dans le même sens que les positions mentionnées ci-dessus, puisqu’il écrit p. 140 : « Le meurtre conjugal, le féminicide et le gendercide reposent sur l’idée que les femmes sont trop libres ou insuffisamment lucratives : le masculin y remédie par le crime, comme si elles mourraient de leur propre faute. Alors que les trafics sexuels visent à exploiter à fond le corps des femmes, le meurtre signe l’échec sanglant du patriarcat qui, d’ordinaire, oblige le féminin à se plier à la fonction-femme. C’est la raison pour laquelle la violence misogyne a été si longtemps tolérée, voire justifiée : conception extensive des “droits” du mari, blâme de la femme victime d’un viol, mansuétude à l’égard des pulsions “naturelles” de l’homme, etc. Le criminel est ainsi excusé. » On comprend mieux ici la raison du point aveugle soulignée par S. Saetta concernant les expertises psychiatriques, et surtout I. Jablonka va plus loin en affirmant que le féminicide correspondrait paradoxalement à un échec du patriarcat. Pour lui, le patriarcat est efficace en ce qu’il contraint et assigne les femmes à une position épistémique de « dominées » sans recourir à une violence aussi explicite. Il est donc en échec lorsqu’il doit tuer faute d’avoir réussi à faire plier le féminin à « la fonction-femme », par ailleurs bien explicitée par M. Giacinti.
« Peau-céder » le féminin
Les positions évoquées ci-dessus se situent plutôt du côté d’une explication ou d’un sens social du féminicide, mais comment comprendre le féminicide du point de vue de l’agresseur à un niveau individuel ? L’approche de la psychologue clinicienne Magali Ravit est éclairante sur ce point, puisqu’elle considère « les actes de violences commises envers les femmes comme des tentatives désespérées pour contenir et transformer la charge d’excitations traumatiques.
Le “féminicide” correspondrait à la mise à mort envieuse de la désirabilité de l’objet en réponse au risque d’envahissement par le pulsionnel ».
Magali Ravit précise que le passage à l’acte violent concerne « avant tout le féminin (repéré et plus « visiblement » incarné par la femme) qui recouvre à la fois ce qui est dévolu au « féminin pur » – qui fonde le sentiment d’être, en dehors de toute motion pulsionnelle – et ce qui relève du « féminin érotique » – qui lui inscrit l’identité sur la base d’une relation pulsionnelle impliquant la possibilité d’un plaisir partageable avec l’objet ».
Pour bien comprendre ce qu’elle entend dans des termes sans doute peu évocateurs pour un public non averti, il faut revenir dans un premier temps sur ce qu’elle nomme le « féminin pur », qui correspond selon D. W. Winicott (1971) à la fusion totale entre sujet et objet, dans un contexte de dépendance absolue qui permet « l’établissement du sentiment de soi » et la construction de « l’expérience de toute-puissance ». Plus encore, « le féminin pur dont parle D. W. Winnicott est la racine de l’identité et du sentiment d’existence à partir duquel se constituera l’expérience de la réflexivité et la capacité de développer un intérieur. C’est sur cette base que s’établiront les relations ultérieures », qui ne fonctionnent plus sur le mode de la fusion ou de l’union, mais de l’adaptation à une altérité où l’autre n’est plus seulement le même que moi, mais radicalement autre et différent. C’est dans ce cadre que M. Ravit écrit que le « meurtre du féminin, comme création identitaire maligne, correspond à la possession de l’objet et à la mise à mort envieuse de sa désirabilité ».
Autrement dit, elle rejoint la position de Margot Giacinti qui se plaçait elle d’un point de vue collectif et social avec une approche historique et sociologique, mais se situe d’un point de vue psychique et inter-personnel avec une approche clinique, en parlant de « peau-cession de l’autre ».
Mécanisme psychiques
pour les auteurs
Les mécanismes psychiques à l’œuvre pour les auteurs sont principalement décrits par Liliane Daligand (phénomène d’emprise et prise en charge thérapeutique), et par Annick Houel et Claude Tapia en termes psycho-sociaux. Leur position peut être résumée en trois éléments principaux :
-
il concerne des individus psychopathologiques (plutôt que romantiques ou idéalistes), la pathologie touchant principalement le narcissisme, le mode d’investissement de la sphère culturelle et le mode d’appréhension de la différenciation sexuelle
-
il s’explique par une combinaison de facteurs psychologiques, culturels, environnementaux. » *
Si Margot Giacinti souligne l’importance et l’intérêt de leurs travaux dans le champs de la psychologie sociale, elle insiste également sur une certaine tendance à la psychologisation selon elle, qui ne permet pas d’appréhender suffisamment selon elle la puissance des rapports sociaux de pouvoir.
* Les dessous du féminicide, Le cas Althusser, Annick Houel et Claude Tapia, dans Le Journal des psychologues 2008/8 (n° 261), pages 50 à 53
L’emprise : pulsion ou relation ?
Du côté de l’auteur, l’emprise témoignerait d’un « effet de l’instinct de possession » selon Liliane Daligand, effet qui vise à dominer et disposer librement de son objet, quels que soient les moyens employés à cet effet (violence physique, sexuelle, psychologique…). L’enjeu est de dissocier la tête (emplie de pensées et de souvenirs des violences subies) du corps (inerte et inhibé).
Son analyse évoque la théorie de Freud, qui parle parle quant à lui de
« pulsion d’emprise », la pulsion désignant un mécanisme constitutif de la psychée comme « une poussée de vie qui fait tendre un organisme tout entier vers un but », soit l’expression irrépressible d’un besoin (qui peut concerner différents niveaux de satisfaction, des besoins physiologiques à ceux d’accomplissement, en passant par ceux de sécurité, d’appartenance et d’estime, selon la pyramide de Maslow). En ce sens, l’assouvissement de la pulsion d’emprise suppose de dominer, de s'approprier voire de « coloniser » la victime, par une occupation de son appareil psychique qui permet de s’en rendre maître.
Pour autant, si l’emprise apparaît comme un phénomène constitutif du continuum de violence dont le féminicide constituerait le point culminant selon la plupart des actrices de la controverse, elle pourrait rarement être un élément explicatif du féminicide selon Liliane Daligand, pour qui « à l’extrême, la pulsion d’emprise s’accorde avec la pulsion de mort et la destruction de l’objet. Parce qu’il est nécessaire de répéter la pulsion d’emprise pour l’assouvir, l’objet doit être conservé. C’est pourquoi il est rarement détruit ».
Cette notion de pulsion, qu’elle soit d’ordre sexuel ou de l’emprise et de la possession, est largement critiquée et rejetée dans son aspect intrinsèquement physiologique et inné par de nombreuses actrices féministes, à partir de l’asymétrie des violences de genre. De même, la destruction rare de l’objet d’emprise décrite par Liliane Daligand porterait sur une définition stricte du féminicide, mais n’inclue pas la question du suicide forcé.
Pour Roger Dorey, psychiatre et psychanalyste, l’emprise est comprise comme une relation, qui « traduit une tendance très fondamentale à la neutralisation du désir d’autrui, c’est-à-dire à la réduction de toute altérité, de toute différence, à l’abolition de toute spécificité ». Autrement dit, l’idée du désir propre de la victime, différent de celui de l’auteur, n’est pas tolérable.
Cette question de définition de l’emprise, constitutive du continuum de violence, soit comme pulsion, soit comme relation, a des implications énormes dans la manière de prévenir et de « réparer le féminicide » (soit en identifiant et en enfermant l’auteur à la pulsion pathologique, soit en travaillant avec l’auteur et avec la victime sur leurs rôles respectifs dans la mise en place et l’alimentation de cette relation d’emprise).
Dans cette deuxième perspective, Annick Houel et Claude Tapia soulignent que « la ressemblance entre auteurs et victimes est également frappante, et c’est surtout la terrible uniformité de l’ensemble qui ressort, avec un maître mot, l’emprise, qui est l’idéal et le cauchemar, la jouissance et la malédiction, sans espoir d’en réchapper, de ces criminels comme de leurs conjointes, auteurs et victimes confondues »*. Elles rejoignent ici d’un point de vue criminologique l’analyse victimologique de Liliane Daligand, en pensant que les auteurs « n’ont pu accéder à une position authentiquement génitale, et donc au symbolique ».
Féminicide : passage à l’acte comme point culminant
du continuum de violences, à partir du « non appropriable »
Du point de vue des auteurs, l’approche pscycho-sociale d’Annick Houel et Claude Tapia inscrit également le féminicide dans un continuum de violences (« comme l’extrême de violences envers les femmes, mais sur un même continuum »), en le considérant comme un « point de non-retour de l’homme violent qui, dans le cadre conjugal, augmente la spirale de la violence pour se faire stopper ».
* « Les dessous du féminicide, Le cas Althusser » dans Le Journal des psychologues 2008/8 (n° 261), pages 50 à 53
« On comprend là tout l’enjeu de la prévention de la récidive des violences conjugales qui éviterait à des hommes « simplement violents », si l’on ose dire, non seulement de le rester,
mais de devenir aussi des meurtriers. »
Annick Houel
L’hypothèse soutenue et celle d’une incapacité psychologique de concevoir certains événements impliquant une angoisse de perte qui peut être vécue comme une menace d’anéantissement, particulièrement dans le cas d’une séparation ou d’une déliaison, inconcevable en ce sens. Cette incapacité de concevoir et d’affronter une séparation s’enracinerait dans l’incapacité « d’effectuer le passage de l’illusion fusionnelle à une relation plus réaliste », au point de parler d’une « menace féminine » renvoyant à l’échec, chez ces hommes, du matricide imaginaire, donnant accès à une capacité de symbolisation et de maturation. D’où le concept de féminicide… ».
Le féminicide est donc compris ici en un double sens, comme le meurtre d’une femme par son ex-conjoint, et comme un passage à l’acte qui vise à accomplir un matricide imaginaire de l’ordre du symbolique, qui permet justement d’accéder à la capacité de symbolisation et de mûrir, et à la parole.
Cette approche rejoint celle de Valérie Moulin, experte en psychologie pathologique et criminologique, qui montre que le risque de passage à l’acte meurtrier est lié à une « vulnérabilité psychique », le sujet devenant dangereux précisément à l’endroit de sa vulnérabilité, et particulièrement à l’occasion de ce qu’elle nomme « événement », la manière dont cet événement affecte le sujet étant déterminante. C’est pourquoi la rupture va constituer un événement à risque élevé de passage à l’acte pour des hommes qui ne sont pas en mesure de l’intégrer, « soit parce cela répète un traumatisme infantile soit, ou aussi, parce que ce sont des hommes dont cette fragilité a justement fait qu’ils se sont toujours raccrochés, en guise de structure interne, à des stéréotypes de la virilité (et de la féminité) qui leur tenaient lieu de seul étayage psychique ». De ce point de vue, le passage à l’acte survient pour éviter une menace d’effondrement ou de catastrophe psychique, et serait alors de l’ordre de la surprise et de l’impulsivité, et non de la préméditation.
Magali Ravit formalise également le mécanisme à l’oeuvre dans le passage à l’acte pour les auteurs de féminicide, au sens clinique du terme, en des termes assez proches : « En tant qu’espace de dérivation externe du psychisme, la scène de violence est toujours à entendre comme une mise en résonance périphérique d’un intime non appropriable. Ceci me semble d’une importance primordiale dans la mesure où la prise en charge clinique et sociale des auteurs de violences, qui plus est dans le contexte de l’adolescence, est souvent empreinte d’une interprétation réduite à la notion de culpabilité et/ou d’empathie pour la/les victime(s). Car, nous venons de le souligner, la scène est porteuse d’un espace intime à lui-même non reconnaissable ».* L’enjeu psychique du féminicide pour l’auteur est là encore de l’ordre d’un élément non concevable, non appropriable, associé ici à l’absence de culpabilité et d’empathie du fait de l’incapacité à s’identifier et à se reconnaître dans l’autre.
Féminicide : du crime « pseudo-normal »
à la « psychopathologie sociale »
Il s’agit dans un second temps de statuer sur la portée du caractère pathologique des auteurs de féminicide, au carrefour de l’approche sociologique, dans laquelle le système patriarcal de domination serait en cause, et de l’approche psychologique et criminologique, dans laquelle les structures individuelles voire familiales sont principalement invoquées (recherche d’éléments de type œdipien…).
Là encore, l’approche pscycho-sociale d’Annick Houel et Claude Tapia est particulièrement éclairante. Ielles considèrent en effet que « le crime passionnel est avant tout une histoire de famille, de famille où l’idée d’un destin individuel pour chacun ne signifie pas grand-chose, puisqu’à l’évidence, le destin, c’est de répéter un fonctionnement parental, voire ancestral. Une famille, en somme, où l’on fonctionne entre soi, ce qui ne fait qu’attiser les passions, les narcissismes et accroître les détresses ».
Ce positionnement, qui se situe entre les approches sociologiques et psychologiques, souligne les deux extrêmes psychopathologiques des profils des auteurs : la psychose franche, qui est rare ; et une certaine pseudo-normalité, fréquente et difficile à cerner, qui rend le crime difficile à prévenir. Entre ces deux extrêmes, ces actrices proposent de parler de « psychopathologie sociale », au cœur de la sphère familiale : auteurs et victimes sont ainsi « réduits à des positions extrêmement traditionnelles, à une virilité-mascarade et à une féminité maternaliste, en d’autres termes à une apparente pseudo-normalité. Mais, derrière cette apparence se profilent, dans tous les cas, des questions beaucoup plus archaïques, touchant à la filiation, à l’identité, avec des histoires d’inceste, ou au moins des relations familiales nettement incestuelles. L’attachement à un modèle social de mariage indissoluble est parfaitement congruent avec ces enjeux en toile de fond ».
En se basant sur une enquête de l’institut médico-légal de Paris mettant en évidence que les femmes victimes d’homicides ont été tuées pour 85 % d’entre elles par leur mari, partenaire ou intime proche (Coutanceau, 2006b), et sur la convergence de nombreuses données vers la dangerosité de la sphère familiale et conjugale pour les femmes, ces psychologues reprennent cette notion de « féminicide », même s’il est la plupart question de crime dit « passionnel » dans leurs travaux.
« Le crime dit « passionnel » est beaucoup moins une affaire d’amour ou de couple qu’une affaire de famille, même si le crime dit
« passionnel » se présente au premier abord comme une affaire d’hommes meurtriers
et de femmes victimes, de « femicide », donc, pour reprendre le terme de D. Russel et R. Harmes (2001), pour désigner spécifiquement les crimes contre des femmes par des hommes. »
Annick Houel et Claude Tapia
La prise en charge des auteurs
de féminicide
Au-delà de la condamnation pénale, la prise en charge psychologique des auteurs de féminicide suppose de travailler à la fois sur leur souffrance, les vulnérabilités à ayant conduit au passage à l’acte, mais également sur la conception problématique du lien, dépourvue d’empathie. L’enjeu est de la restaurer, et de parvenir à responsabiliser les auteurs, selon les typologies de plusieurs acteurs et actrices.