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Magali Mazuy

 

 

Fiona : Qu’est-ce que c’est pour vous, un féminicide ; comment le définissez-vous ?

 

Magali Mazuy : Il y a différentes définitions : celles de l’OMS, celles d’écrits féministes dans les années 70… Si on fait une synthèse de ces différentes définitions, pour le cas français, on va dire que c’est le meurtre d’une femme, le plus souvent par un homme proche, au motif qu’elle est femme. Sur notre territoire, on va donc plutôt parler de fémicides intimes (pour reprendre les définitions de l’OMS)

 

Après, on peut avoir une vision plus englobante, que j’utilise un peu dans mes travaux et qui peut être aussi utilisée dans les travaux latino-américains, qui va être la notion de violence fémicide. Elle va pouvoir englober à la fois des meurtres, des assassinats, mais également des suicides forcés ou des décès qui vont faire suite à de la maltraitance de femmes. Cette notion peut aussi englober les victimes collatérales, à la fois lors du fémicide lui-même, du fémicide conjugal, ou des victimes collatérales qui vont être les enfants, dont la mère a été tuée par le père, qui potentiellement a pu éventuellement se suicider lui-même dans le même temps. J’ai plutôt une vision globale du terme, que j’élargirais. Il est intéressant je pense car il met sur la scène ce phénomène social mais à mon sens il doit être replacé dans une dynamique plus globale de compréhension de ce que sont les violences fémicides.

 

 

F. : Si j’entends bien, vous parlez de féminicides, ou de fémicides ?

 

M.M. : Je parle des deux en fait. Je vais plutôt employer le fémicide comme l’objet dont je suis en train de parler, et les féminicides comme les actes personnalisés. J’ai une vision globale : le fémicide ; et après, dans le fémicide, on va avoir les féminicides conjugaux, et d’autres types de féminicides. Mais en fait il n’y a pas vraiment de consensus sur féminicide, fémicide. Vous pouvez regarder une vidéo de Diana Russell, qu’on retrouve sur YouTube, où elle explique que la notion fémicide/féminicide a circulé. Elle explique qu’elle trouvait que cela portait préjudice (aux luttes féministes, ndlr) et qu’elle utilisait du coup indifféremment fémicide et féminicide. Après il y a toutes les questions de traductions.

 

 

F. : Oui nous avions pu constater ces oppositions sur les termes, par exemple entre Diana Russell et Marcela Lagarde. Nous avions pu consulter le compte rendu de la vidéo dont vous parlez. Ce qui nous intéressait était surtout votre point de vue, et c’est vraiment intéressant car vous parlez d’une vision globale. Dans cette vision globale, est-ce qu’entre les violences qu’on dit « contre les femmes », et les violences féminicides dont vous parlez, il y aurait une limite ou des limites que vous pourriez définir ? On parle beaucoup de « continuum de violences » par exemple. Comment vous positionnez-vous par rapport à cela dans vos travaux pour l’INED ?

 

M.M. : Dans nos travaux, nous avons intégré la notion de continuum. C’est d’ailleurs un peu le fil rouge de l’ouvrage qui va sortir dans les prochains mois : le chapitre conclusif reprend d’ailleurs cette notion de continuum.

 

Cet ouvrage est basé sur l’exploitation de la dernière enquête Virage qui a été réalisée en 2015 par notre équipe. On n’étudie pas les fémicides/féminicides, parce que par définition les personnes qui nous ont répondu sont vivantes. Par contre, on dispose de questions sur les tentatives de meurtre, sur les tentatives de suicide, les pensées suicidaires etc. qui sont très corrélées aux violences conjugales, notamment aux violences conjugales dans les 12 derniers mois : on a une très forte corrélation statistique entre les pensées suicidaires pour les femmes et les violences conjugales qu’elles subissent. Mais là je vous parle des violences conjugales où le féminicide serait au bout de la chaîne de ce continuum. L’acte le plus grave, fatal, puisque la victime n’est plus là. Mais on envisage vraiment les violences contre les femmes comme un continuum, et pour nous il n’y a pas vraiment de frontière entre les violences qui vont être sur la scène publique (insultes, d’ailleurs souvent à caractère sexuel ; agressions sexuelles, etc.) ou dans la sphère privée (violences intra et parafamiliales, violences d’un conjoint ou ex-conjoint etc..). Parce que tout fait système pour nous.

 

 

F. : D’accord, c’est bien noté. Donc on peut constater que les féminicides suscitent des controverses rien qu’autour du mot, de la définition comme vous l’avez évoqué. On sait aussi qu’il y a de grands débats autour des méthodes de comptage. Par exemple Aurélie Latourès, nous a accordé un entretien qui nous a éclairées sur ce point. On a aussi beaucoup de points de vue opposés sur la question de l’entrée ou non des féminicides dans le Code pénal. Avez-vous d’autres points de controverse en tête, et avez-vous des positionnements sur ces controverses ?

 

M.M. : Je me positionne pour ma part sur la portée heuristique de la notion, quand on va aller étudier le phénomène dans une approche sociologique. Effectivement, il n’y a pas vraiment de consensus à l’heure actuelle. Cela fait un moment qu’on en parle et dans le droit, le mot est existant depuis plusieurs siècles. Vous pourriez d’ailleurs consulter les travaux de Margot Giacinti qui fait sa thèse de sociologie sur les féminicides, de manière rétrospective, de la Révolution française à la période contemporaine. Le terme était déjà existant ; il a disparu ; il réapparaît maintenant. Moi ce que je trouve intéressant au-delà des controverses, c’est qu’il permet de penser les phénomènes sociaux en jeu… Mais il ne faudrait pas qu’on l’utilise dans une vision réductrice. Au-delà des décès annuels, qui ne devraient jamais avoir lieu, ne pas invisibiliser les tentatives de meurtres qui n’aboutissent pas, les femmes qui portent de lourdes séquelles, les familles qui sont détruites. Je pense qu’il faut vraiment élargir la notion de violences fémicides à une portée plus large que le seul terme de féminicide.

 

Après, quelle controverse je verrais ? Le fait par exemple de savoir si on peut parler de génocide. Parce qu’effectivement, pour nous, si on raisonne en termes de continuum, la violence contre les femmes va commencer dès le plus jeune âge par de la violence physique, de la violence psychologique et des violences sexuelles également. Les petites filles sont victimes 6 fois plus souvent de violences sexuelles que les garçons. Et les hommes qui vivent des violences sexuelles les vivent principalement pendant l’enfance, alors que pour les femmes ça va continuer à l’âge adulte. Notamment les très jeunes femmes sont surexposées à tous les types de violences : les violences dans les espaces publics, les violences au travail, les violences conjugales aussi. En fait on a une intersectionnalité des rapports de domination : l’âge, la classe sociale, la « race » etc. (voir les travaux développés par Kimberlé Crenshaw). Pour nous, si j’étends la notion aux violences contre les femmes et qu’on prend en compte le continuum (travaux de Liz Kelly), ce qu’on voit est qu’elles s’articulent toutes pour rappeler à l’ordre les personnes qui aspirent à être à une place, qu’on leur refuse. Patricia Hill Collins, par exemple, dit que la violence est une fenêtre : « violence is a window ». Elle considère la violence reprend cette perspective, voit la violence comme une fenêtre qui donne à voir les différents rapports de pouvoir, de domination, dont les rapports de genre. Et cela va s’articuler à d’autres rapports sociaux (racisme milieu social, âge, sexualités non hétéronormées etc..). Il y a un grand absent qui reste très invisibilisé : les femmes handicapées, en institution, où là on est à l’intersection de tout un tas de types de rapports de domination. Pour moi cela reste un champ complètement invisible des sciences sociales à l’heure actuelle en France.

 

J’ai fait une parenthèse pour dire que si on raisonne de manière globale on voit que ces violences s’articulent les unes aux autres. J’associerais aussi la notion de silence : silence par rapport aux violences – en cela je rejoins les analyses de Patrizia Romito dans Un silences de mortes : La violence masculine occultée*, où elle explique très bien que le silence permet l’entretien de ce système de domination et des violences. Si on ne reconnaît pas les victimes, si on les met sous silence, cela veut dire qu’il n’y a pas de victimes. Et donc s’il n’y a pas de victimes il n’y a pas d’auteurs, pas d’agresseurs. C’est bien ça le but : protéger les auteurs dans le système patriarcal dans lequel on est.

 

Et par ailleurs, je parlerais aussi d’autres domaines, que nous n’avons pas étudiés dans l’enquête Virage en 2015 : les violences gynécologiques et obstétricales par exemple, qui font partie intégrante de ce continuum. Et je parlerais même d’une carrière pour les femmes, en tout cas pour les personnes qui ont un utérus et qui sont sommées d’avoir des enfants. Qui portent diverses charges mentales associées. Cela peut être par rapport à leurs règles, par rapport à des problèmes d’endométriose, par rapport à la grossesse, à l’accouchement, à l’épisiotomie, à la césarienne… en fait, qu’on prenne la problématique de n’importe quel côté, on est vraiment au cœur là aussi d’un continuum. Les femmes sont très habituées à avoir un niveau de tolérance élevé par rapport aux violences, mais aussi par rapport à la douleur. Et je trouve intéressant aussi d’inclure cela de manière plus large. C’est-à-dire qu’on est socialisées à se taire, à cacher, à avoir honte quand on a ses règles…. On en parle également à l’heure actuelle : se taire, aussi, sur la souffrance pendant l’accouchement. Disons qu’on fait tout pour tricoter une espèce de conte de fées pour que les femmes remplissent leur rôle, mais en fait quand on interroge les femmes sur les conditions d’accouchement, sur la gestion de la douleur, on voit bien qu’il y a souvent un consensus sur le fait qu’elle ne sont pas entendues, et qu’elles-mêmes minimisent la douleur par exemple. Même par des actes complètement anodins : pour des filles qui peuvent avoir de très fortes douleurs pendant leurs règles : « C’est normal, c’est comme ça. »

 

 

F. : Oui, on a vu ça avec l’endométriose notamment. C’est super intéressant de parler de ce continuum de violences en allant encore plus loin dans d’autres domaines, et on a hâte de découvrir vos recherches sur les prochaines thématiques ! Pour revenir aux féminicides, Est-ce que, pour vous, il y a eu un moment qui a été comme un déclencheur, un marqueur de cette prise de conscience ?

 

M.M. : En fait, on ne comprend pas bien pourquoi tout d’un coup ça a émergé comme ça. Parce que les travaux sur les féminicides sont déjà anciens. Je pense que le fait qu’Emmanuel Macron l’utilise a fait que les médias s’en sont saisis. Et c’est pour ça que je parlais tout-à-l’heure du fait qu’évidemment, une lutte contre les féminicides est primordiale. Mais je pense qu’un gouvernement doit aller encore plus loin que  la lutte contre les féminicides. Je pense que quelque part il y a aussi un effet de minimisation de l’ampleur quotidienne des violences conjugales, et qu’il fait se poser la question de l’éducation de nos filles et nos garçons. Parce qu’il est là le cœur du problème. C’est qu’il faut mettre des politiques très ambitieuses en place, dès le plus jeune âge. On voit bien comment les mouvements catholiques en France sont encore assez puissants puisque quand on essaye de mettre en place une éducation à l’égalité et à la sexualité pour les plus jeunes, ils s’y opposent tout de suite.

 

 

F. : On a beaucoup ce positionnement du côté de l’éducation pour faire changer les choses. On se demande : de votre côté, pour faire changer les choses, on sait que vous produisez des études de grande ampleur. Serait-ce le type de forme de « preuve » que vous pouvez apporter dans le débat public ? Est-ce qu’il y a d’autres formes de travaux que vous produisez, comment vous les produisez, en collaboration avec qui ? Ça nous intéresserait vraiment de comprendre comment ça se structure. 

 

M. M. : Je dirais que ça se structure comme on peut (rires). Il n’y a pas vraiment de politique, en fait on porte vraiment à bout de bras nos travaux, et nos recherches. Là pour l’enquête VIRAGE on est une petite équipe. Si vous regardez le centre de recherche le CRI VIFF (centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes, ndlr) : au Québec, il y a un centre de recherche sur les violences. Les collègues qu’on a pu rencontrer travaillent un peu main dans la main (recherche action…), très en lien avec du personnel sur le terrain. En France, c’est compliqué parce qu’on n’a pas d’observatoire national, les violences ne sont pas au programme des enseignements. Les rapports de genre, ça commence. En 2018 c’était la première fois que je voyais dans une conférence internationale de sociologie un grand nombre de sessions sur les violences de genre. Pour moi, qu’une conférence de sociologie généraliste se saisisse de ces questions là, montre également que c’est émergent au niveau international en fait. Et puis on le voit avec le mouvement « Ni Una Menos » etc.… Pour revenir à la France, c’est très compliqué parce qu’on a peu de moyens en fait. Ce type de travaux n’a jamais été fléché par exemple.

 

 

F. : Et du coup, vous parliez du Canada, est-ce que vous travaillez en lien ou à partir de leurs travaux pour vous aider, pour pallier ces manques de financement peut-être ? 

 

M. M. : Pallier, non, ce n’est pas possible, mais oui effectivement, qu’on s’inclue dans la dynamique. On a un peu les mêmes outils quand on essaye de théoriser la notion de violence de genre. Je peux parler notamment de l’Amérique latine. Il existe une enquête mexicaine qui est vraiment intéressante. Elle a eu 4 éditions. Nous, on a eu deux enquêtes en France sur les violences de genre : l’enquête ENVEFF et l’enquête Virage, en 2000 et en 2015  (en dehors d’enquêtes intermédiaires comme l’enquête EVS, ou des enquêtes sur la sexualité, ou de victimation). Au Mexique, ils en sont à leur quatrième enquête sur les violences envers les femmes : donc 2003, 2006, 2011, 2016 – l’enquête ENDIREH par l’Institut national de statistiques, de la géographie et de l’informatique INEGI. Et en fait c’est une enquête qui est assez proche de l’enquête française, l’enquête Virage, dans la manière dont elle va penser l’approche des violences, c’est-à-dire pas comme une enquête de victimation classique où on va enregistrer des crimes et des délits, et voir après en termes de plaintes ce qui se passe. Nous on essaie vraiment de voir au niveau global comment les différents types violences s’articulent les unes aux autres, comment elles sont ancrées dans les parcours de vie. Et puis eux ils ont même un volet sur les violences obstétricales dont je parlais tout à l’heure, nous n’avons pas pris en compte dans Virage, parce qu’on démarre les réflexions sur les violences gynécologiques et obstétricales. Mais je dirais que l’enquête mexicaine est la plus proche parce qu’elle prend en compte cette notion de continuum, et il y a un dispositif vraiment très intéressant. Donc voilà, oui nous pouvons être en lien quand même avec des programmes internationaux. Nous sommes en lien également avec le Centre Huvertine Auclert, et avec la MIPROF, qui propose des outils intéressants, avec une vision interdisciplinaire de la prise en charge des violences, et ça c’est fondamental à mon sens car c’est encore trop sectorisé : la gendarmerie, la police, la justice, les magistrats, les avocats, les associations, les éducateurs sociaux, les éducatrices, les sage-femmes… Et, depuis quelques années, il y a le colloque interprofessionnel de la MIPROF qui rassemble les acteurs. Mais là c’est plus institutionnel. Dans les universités, il y a de plus en plus d’étudiantes qui se saisissent de ces thématiques là – notre entretien en est même la preuve – puisque nous encadrons de plus en plus de travaux de masterant.es et de doctorant.es ou post-doc qui s’intéressent à ces questions. Je ne dis pas que l’intérêt n’était pas là avant, mais il y a une reconnaissance institutionnelle depuis peu, qu’on n’avait pas avant. On a acquis, quand même, une légitimité scientifique. Avant, c’était plus compliqué. Même au début de l’enquête Virage, la légitimité scientifique était encore complexe, y compris au sein de l’INED. Maintenant, je pense que personne ne mettrait plus en question le fait que travailler sur les violences de genre est légitime.

 

 

F. : Et est-ce que vous diriez que la légitimité que vous avez acquise a pu vous amener à davantage interagir avec les institutions ? On se demande à qui vous communiquez vos travaux, et s’ils deviennent parfois des outils de plaidoyer par exemple, ou d’autres formes de communication ? 

 

M. M. : Oui, pour les chiffres de Virage, nous travaillons avec ces institutions pour produire des plaquettes d’information (avec le Centre Hubertine Auclert par exemple) ; l’ENVEFF a servi de base pour faire évoluer les dispositifs législatifs… Oui, il y a un aller-retour entre les chiffres qu’on va pouvoir faire circuler, l’avancée des connaissances, et la manière dont les institutions vont pouvoir s’en saisir pour élaborer des outils. Par exemple, on a un volet Virage dans les universités, et les collègues qui s’en sont chargé.e.s ont fait partie d’un groupe de travail du Ministère de la recherche et de l’enseignement supérieur pour élaborer un vade-mecum. Nous, sommes est en lien avec Aurélie Latourès pour produire des résultats sur l’Ile-de-France. Nos données servent de base.

Après, il faut faire attention avec le chiffre et l’approche quantitative. Si le chiffre fait preuve, nous ne faisons pas circuler un chiffre parce que c’est un « gros chiffre ». Nous faisons une enquête quantitative pour avoir une connaissances et une interprétation sociologique des violences. Nos protocoles sont différents de ceux d’une association. Cela ne veut pas dire que ce qui est enregistré dans les associations n’est pas précieux. Je pense notamment qu’à partir des données du 3919 par exemple, on va avoir des données très précieuses sur les contextes de survenue des violences, sur les mesures à prendre d’urgence etc.

 

 

F. : En parlant de cela, que pensez-vous des chiffres des comptages de féminicides qu’il y a pu avoir ? 

 

M. M. : Je trouve cela très bien, le décompte tenu par l’association doit être humainement très difficile à réaliser. Quant aux chiffres de la Délégation aux victimes ils sont a priori sont sous-estimés du fait du caractère légal et de la définition plus restreinte de la conjugalité. Et dans tous les cas, ils ne prennent pas en compte les femmes qui ne vont pas mourir tout de suite des coups, ni le suicide forcé  etc.– Sur ce point nous avons participé au groupe de travail sur les violences psychologiques pour travailler la notion de suicide forcé.

 

L’enquête en ligne réalisée par « Nous Toutes » en ligne sur les réseaux sociaux auprès de volontaires, peut présenter un biais potentiel puisque les personnes sensibilisées vont aller sur Internet pour témoigner. Mais cette enquête fait réfléchir sur la notion de consentement

 

Si l’on veut que les chiffres soient robustes et qu'on puisse vraiment s’appuyer dessus, il faut savoir de quelle manière ils sont construits, faire attention à la manière dont on les véhicule, et attention à la manière dont on va les restituer. Il y a des responsabilités très fortes derrière.

 

F. : Tout est histoire des critères que vous évoquiez : de situation et de temporalité… Si on revient à d’autres nuances, par exemple lors de votre travail dans le groupe sur le suicide forcé qui nous intéresse beaucoup, on se demandait comment vous faisiez pour établir les « preuves » en quelque sorte que le suicide forcé est une forme de violence féminicide ; à qui vous adressiez vos résultats ; comment ils peuvent être repris ; est-ce que vous avez des opposants sur ce point de vue ? 

 

M. M. : Bien sûr qu’on a des opposants. Sur la question des formes de violences par exemple, avec l’occultation des violences psychologiques. Or, nos données montrent que les violences physiques et aussi les violences sexuelles que les femmes subissent de la part d’un conjoint ou ex-conjoint sont accompagnées quasiment à 100% de violences psychologiques, du contrôle, de la jalousie, mais aussi des insultes. L’insulte est le deuxième type de violence qui fait complètement partie prenante du continuum et on voit dans les espaces publics la même chose, les jeunes femmes qui se font insulter dans la rue etc. En fait, les mots font aussi partie du processus de dégradation de la victime. Et puis comme on a tendance à les banaliser, du coup ça crée un climat où finalement on va dire « c’est pas grave », et nous-mêmes banaliser les violences. Il y a une destruction physique et une destruction psychique. Les tentatives de suicide et notamment les pensées suicidaires sont très associées statistiquement aux violences conjugales. Les corrélations sont très fortes entre les violences conjugales récentes et les pensées suicidaires, et entre les violences sexuelles pendant l’enfance et les tentatives de suicide à l’âge adulte.

 

 

 

F. : D’accord. Pour terminer, est-ce que vous avez à l’esprit des points de controverse que nous n’aurions pas encore évoqués ?

 

M. M. : Il y a toute la polémique autour de la symétrie des violences conjugales, des indicateurs. Parce que les violences 12 mois enregistrent des faits, des actes de violences verbales, physiques, etc. Les hommes, déclarent des faits, mais relevant plus souvent de conflits, et donc l’indicateur des violences 12 mois est, dans les niveaux, pas complètement symétrique, mais à peu près au même niveau. Donc on a tout un débat, notamment dans les travaux américains, sur la symétrie des violences conjugales déclarées par les hommes et par les femmes, qui vient aussi discréditer des travaux et enquêtes faites auprès d’échantillons de femmes.

On parle d’une symétrie des taux, mais en fait lorsqu’on étudie au delà des niveaux, les contextes, la durée, les impacts sur la santé, on ne parle pas du tout de la même chose. Donc il y a une espèce de faux débat sur la symétrie avec des indicateurs conjoncturels, c’est à dire des indicateurs sur les 12 mois, et quand on adopte une approche longitudinale, c’est à dire sur le cours de la vie, c’est complètement asymétrique entre hommes et femmes. Du coup c’est assez compliqué de sortir de ce débat, parce qu’on ne parle pas de la même chose, mais nos détracteurs veulent faire comme si c’était la même chose. Effectivement, quand on s’en tient à une déclaration du type “est-ce que votre partenaire a eut un mot dégradant, dans une situation de conflit ?”, on va répondre “oui, ça reste, on s’en souvient, c’était il y a deux mois…”. Mais les femmes, elles, vont les plus souvent déclarer de la violence conjugale installée. Donc ce n’est pas parce qu’il y a un faible écart entre les niveaux, qu’on parle de la même chose. Les hommes et les femmes ne vivent pas la même chose. Et forcément, dans les enquêtes, s'ils déclarent des choses, ils ne déclarent pas la même chose. Et quand on interroge les femmes sur le cours de la vie, on voit très bien que c’est très asymétrique. L’asymétrie se fait sur le continuum d’actes que vivent les femmes (psycholgiques, physiques, sexuelles, y compris après une séparation) et sur la gravité et la temporalité.

 

F. : D’ailleurs le juge Durand l’avait bien dit dans un compte-rendu qu’il y avait eu autour du Grenelle, que la victimation masculine n’est pas la même que la victimation féminine. J’imagine que c’est important quand on en vient aux féminicides, puisque là, il n’y a plus de symétrie possible par rapport aux morts qui suivent le continuum des violences.

 

M. M. : Complètement. Et nous le voyons dans l’enquête sur les violences graves au cours de la vie : les femmes déclarent 15 fois plus de violences physiques graves que les hommes. Les parcours des femmes sont très impactés, les parcours conjugaux. Par exemple, parmi les femmes qui ne sont pas en couple au moment de l'enquête, on en a 12,4% je crois qui nous déclarent des violences au cours de la vie. C’est énorme. Alors que dans les parcours masculins, les hommes séparés, en couple, qui ont eu plusieurs histoires conjugales ou une seule, déclarent entre 1% et 3% cette violence. Je n’emploierais pas la notion de violence conjugale. C’est possible que certains hommes vivent des violences graves, mais ils sont très minoritaires, et ça ne s’exprime pas dans les mêmes dynamiques. Ils n’ont pas forcément un manque de ressources comme on peut le voir du côté féminin. Bref, la notion de violence conjugale n’est quand même pas vraiment appropriée aux situations déclarées par des hommes. Même si effectivement je l’ai dit, 1% à 3% déclarent des faits assez graves, cela reste rare et ne perturbe pas leurs parcours conjugaux. Alors que pour les femmes, on voit qu’il y a une espèce de distanciation de la norme conjugale. Ca veut dire que ça les marque dans la durée, et que certaines ne pourront pas, ou ne voudront pas se remettre en couple. Les femmes qui se sont séparées au moins une fois déclarent des taux relativement importants de violences. Ce qui permet aussi de critiquer l’approche qu’on a en démographie, sur les hommes qui se remettent plus en couple que les femmes, parce qu’ils n’ont pas la garde des enfants, en fait il y a aussi d’autres facteurs. C’est que les femmes séparées qui déclarent des violences, elles, sont relativement nombreuses en fait, et ça veut aussi dire que les femmes se séparent de leur conjoint violent, dans la mesure où elles le peuvent, car les hommes violents n’acceptent pas qu’elles partent.

 

F. : On peut donc peut-être garder l’espoir que l’enquête que vous préparez sera un peu plus positive que les précédentes. En tout cas nous vous remercions beaucoup du temps que vous nous avez consacré. 

 

M. M. : Nous l’espérons, car il y  vraiment une résistance envers nos travaux, une résistance qui semble dire « ça ne nous concerne pas ». On voit bien que c’est compliqué. Toutes les professions, on l’a vu, que ce soit dans le sport, dans le cinéma, ont à faire leur MeToo. Virage vient un peu dans ce mouvement MeToo, dont les réseaux sociaux aident beaucoup à faire valoir des paroles qui avant étaient vraiment mises sous le tapis. Il y a peut être aussi quelques effets moins positifs, qui ont pu être pointés du doigt, mais en tout cas on voit qu’il y a un même mouvement global, en France et à l’international, une volonté d’en parler. Et je voulais vous citer une autrice par la même occasion, Kristie Dotson, qui a écrit un ouvrage sur les practices of silencing*. Je vous parlais du silence tout à l’heure. C’est une philosophe dont les travaux sont sur les pratiques de « silenciation ». Je ne sais pas comment on pourrait traduire ça au plus juste en français, mais c’est très intéressant. Cela fait écho à tout ce qu’on a pu se dire lors de cet entretien. Il y a pour résumer un devoir éthique à mettre au jour le plus solidement possible ces violences.

* Editions Syllepse, novembre 2006.

* Dotson, Kristie, Tracking Epistemic Violence, Tracking Practices of Silence, publié dans le journal de philosophie féministe Hypatia le 10 mars 2011, en ligne sur https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/j.1527-2001.2011.01177.x

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