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Yaël Mellul

Cloë : Nous allons commencer avec une question que nous avons posée à toutes les personnes que nous avons pu rencontrer lors de notre enquête, qui est la grande question autour de la définition du féminicide. Qu’est-ce que c’est pour vous, comment vous l’appréhendez, et quelle définition utilisez-vous dans vos recherches et dans vos travaux ?

 

Yael Mellul : Pour moi le féminicide, cette sémantique-là, cette terminologie-là, est essentielle pour faire avancer le débat dans la société. A force de travail extraordinaire d’associations, puisque ce sont les associations qui ont fait ce travail de faire rentrer ce nouveau mot dans les médias, avant tout. On a vu d’ailleurs ces dernières années un réel traitement des violences conjugales. Avant on partait de «crime passionnel». On en était là encore il y a quelques années, et on en arrive aujourd’hui, à chaque fois qu’il y a une affaire de féminicide, à ce que ce terme-là soit utilisé. Ce qui est en soi une avancée extrêmement importante. De passer de la sémantique de «crime passionnel», ayant quelque chose de romanesque, dramaturgique, de poétique, même… Avec le féminicide, on est dans la dureté : on tue une femme parce que c’est une femme, parce que c’est une femme qui veut retrouver sa liberté. En règle générale, c’est ça qui se passe. C’est parce que c’est une femme qui veut s’extraire de l’emprise de son bourreau, et c’est souvent à ce moment précisément que le crime survient, car on sait que les féminicides interviennent au moment de la séparation. Donc c’est quand elle veut retrouver sa liberté, qu’elle veut redevenir une femme libre, qu’on va la tuer. C’est dans ce sens là, pour moi, que le terme de féminicide est extrêmement important d’un point de vue sociologique. Cela pose le terme, pose la situation. Cela pose des mots sur ce qui était auparavant traité dans les faits divers. C’était une situation dramatique, certes, mais parmi d’autres. Or, avec le féminicide, il y a cette spécificité-là : qu’il s’agit d’un crime, commis sur un être humain, en raison, précisément, de son sexe. Pour moi, cela a une utilité sociologique. Pour montrer l’exceptionnelle gravité de chaque féminicide. A côté de ça, faire entrer ce terme là dans le Code pénal, c’est un autre débat. On ne peut pas, au regard de notre constitution, au regard des principes fondamentaux de notre droit, au regard des principes fondamentaux de notre droit pénal et de la procédure pénale : on ne peut pas créer une infraction en fonction du sexe. C’est illégal. C’est anticonstitutionnel. On ne peut pas créer une distinction entre les êtres humains entre leurs sexes pour créer une infraction. Ce n’est pas possible. 

 

C. : Donc aujourd’hui, si on voulait inscrire les féminicides dans le Code pénal, il faudrait une révision constitutionnelle ? 

 

Y.M. : Si on crée l’infraction féminicide dans le Code Pénal, ça sera anticonstitutionnel. Effectivement, si on voulait faire rentrer cette infraction dans le Code Pénal, il faudrait changer la constitution, le «bloc de constitutionnalité». Mon opinion, c’est qu’il ne faut pas aller dans ce chemin-là. Aujourd’hui, le féminicide est puni pénalement. Il y a des infractions criminelles qui sont prévues aujourd’hui, pour ça. Il y a des hommes qui sont condamnés pour homicide involontaire, pour meurtre, pour assassinat. Les infractions existent. Et le terme d’homicide n’est pas en relation avec «l’homme» ou «la femme», c’est en lien avec «l’être humain». La racine c’est «l’être humain», ce n’est pas «l’homme» en tant qu’homme masculin. Donc c’est un peu dur ce que je vais dire, mais je parle d’un point vue totalement juridique : pour moi, c’est un faux combat. C’est un combat qui ne mérite pas qu’on investisse autant d’énergies. Parce que des solutions existent déjà. En revanche, c’est un combat que continuent de mener ces associations et qui est indispensable d’un point de vue sociologique. C’est fondamental que ce terme-là soit posé, pour montrer justement la spécificité de ces crimes. Mais non, pas d’inscription dans le Code pénal.

J’espère avoir répondu à votre question. C’est vraiment le fond de ma pensée. Je pense sincèrement que dans le milieu féministe, je dois être la seule à avoir cette opinion-là. En revanche dans le milieu judiciaire, je partage l’opinion de la majorité des magistrats. 

 

C. : En effet, dans les recherches que nous avons menées, nous remarquons que c’est la position majoritaire dans le cadre du droit pur. 

 

Y. M. : Absolument, et je suis contente d’être dans ce camp. J’en suis plutôt fière.

 

C. : Vous avez évoqué un changement qui est important, le changement sémantique entre les «crimes passionnels» et l’utilisation du terme «féminicide», en tous cas dans le débat publique. C’est aussi un changement de mentalité qui s’est opéré, il y a quelques années. Est-ce que vous avez pu remarquer des événements en particulier, ou quelque chose qui aurait provoqué ce changement ? Entre 2016 et 2017, qu’est-ce qui a provoqué ce changement de mentalité ? 

 

Y. M. : La prise de conscience des médias ne s’est pas du tout faite toute seule. Il a fallu des années et des années de travail d’associations, qui justement avaient pour objectif de rectifier le tir à chaque fois qu’il y avait un fait divers sur un crime ou un assassinat d’une femme victime de violence conjugale. Ce sont les associations qui, à chaque fois, montaient au créneau pour tous les supports médias, et qui rectifiaient le tir. Ce sont vraiment des années de travail. Que ce soit sur les réseaux sociaux ou sur le terrain, pour rectifier à chaque fois cette sémantique-là et faire comprendre combien il était grave de parler de «crime passionnel» là où il y a «crime» tout court. Où il faut enlever, toute circonstance atténuante de ces crimes. Parce que quand on parle de «crime passionnel», quelque part, on le justifie d’un point de vue sémantique. On le justifie en le nommant. Mais cela fait des années que des féministes travaillent sur ça. J’ai commencé à voir un petit changement dans les médias au moment de l’affaire DSK. Mais on était aux prémices, au tout début. J’ai commencé à ressentir que les médias commençaient à modifier un peu leur vocabulaire. A être un petit peu moins pro-agresseurs. Parce qu’en réalité, c’était ça la problématique. C’est que l’utilisation du terme «crime passionnel», ou le fait de toujours aller dans un récit favorable à l’agresseur, c’était quelque chose qui était assez «normal» dans les médias. Décrédibiliser les victimes était tellement établi, qu’on était entré dans la normalisation. Et au moment de DSK, je pense que c’est l’écho planétaire, mondial, qui a fait que les médias ont été obligés de se remettre en question, à ce moment-là. Et je pense que c’est de là qu’il y a eu en même temps une prise de conscience des médias, et dans le même temps les féministes se sont de plus en plus accrochées, à juste titre, à cette problématique, et n’ont rien laissé passer. Rien. Je voyais sur les réseaux sociaux, sur Twitter par exemple : dès qu’il y avait un article de presse locale qui décrivait une affaire de féminicide comme un fait divers, comme un crime passionnel, ou un drame conjugal, elles montaient au créneau systématiquement. C’est un vrai travail de fond ! C’est le fruit de dizaines d’années de travail qu’on voit aujourd’hui. Il y a aussi une partie des médias, je pense à l’association Prenons la une, qui ont elles aussi fait un gros travail depuis des années. Un travail énorme. C’est la réunion de tous ces efforts individuels qui se sont rajoutés, qui ont fait qu’il y a eu un travail collectif phénoménal pour qu’on en arrive aujourd’hui à ce que presque tous les médias parlent de féminicide. On ne parle plus de crime, d’assassinat, de meurtre, on parle de féminicide. Et c’est en soi une énorme avancée. On pose, on nomme. Même si ça ne rentre pas dans le Code pénal, ce n’est pas grave. Dans l’esprit collectif, dans la conscience collective, c’est rentré. Et ça c’est extraordinaire, vraiment. La manière dont la société voit ces crimes a changé. Parce qu’on a mis un mot qui montre et qui démontre la gravité de ce dont on parle. Un «drame conjugal», ça ne veut rien dire. On ne voit pas ce qu’il y a derrière. Ca ne donne pas de sens. Féminicide, ça donne du sens, on sait ce qu’il y a derrière. On sait que c’est une femme qui meurt sous les coups de son conjoint, on sait qu’il y a une histoire derrière. Ce n’est pas un acte unique. C’est «une scène de violence conjugale qui a mal tourné», quelque part. C’est la scène plus grave qu’une autre. Cette scène de violence fatale, elle raconte une histoire, que ce soit des années ou des mois de violences. Que ce soit des violences psychologiques, psychologiques et physiques, la finalité c’est celle-là. Et dans le terme «féminicide», il y a tout ça. 

 

C. : En disant cela, vous agréez tout à fait au phénomène de continuum des violences ? 

 

Y. M. : Bien sûr. Avec le groupe de travail que j’ai eu pendant le Grenelle, avec Marlène Schiappa, sur l’emprise psychologique et le suicide forcé, une des propositions que nous avons faites était d’aborder les violences conjugales avec une approche systémique. C’est à dire qu’il faut considérer que la violence conjugale est un système qui est mis en place, et le regarder de cette manière-là. Quand une femme va déposer plainte parce qu’elle vient de recevoir un coup, une gifle, qu’elle vient d’être victime d’une violence physique, il faut que la plainte ne s’arrête pas à cette ponctuelle de violence physique. Il faut que le policier qui est en face amène cette femme à raconter toute sa vie. Toute l’histoire qu’il y a derrière. Toutes les violences qui ont conduit à cette scène de violences physiques. C’est ça l’approche systémique. C’est de considérer que quand il y a violence physique, il y a forcément en amont de la violence psychologique et de l’emprise, et qu’il faut que cette violence psychologique et cette emprise soient traitées avec exactement la même gravité que les violences physiques. C’est ça le continuum des violences. C’est de dire que ça commence par l’emprise, que ça continue par la violence psychologique. Cette violence psychologique assoit la domination de l’agresseur sur sa victime, elle lui permet d’anéantir ses capacités de jugement, ses capacités de discernement, ce qui conduit à une destruction psychique, et qui fait que la victime va être dans un tel état de faiblesse psychique qu’elle va être capable de tolérer la violence physique. D’accepter l’inacceptable. Si la baffe arrive au bout de 48 heures après avoir fait la connaissance du prince charmant, n’importe qui s’en va, normalement. Mais la violence physique n’intervient pas comme ça. Elle intervient justement parce qu’il y a eu toute cette préparation psychique en amont, qui permet à l’agresseur de rendre cette violence physique «normale». Acceptable. Tolérable. Cela va même parfois beaucoup plus loin. C’est parfois la femme qui va considérer qu’elle mérite cette violence physique. Donc elle va se sentir coupable. Il y a tout un système psychique qui s’enclenche : à un moment donné, cette femme va se sentir coupable et c’est elle qui va porter la culpabilité que l’autre ne porte pas. «Le dîner ne sera pas assez chaud, le pauvre il a eu une dure journée, il a été victime d’inceste quand il avait huit ans, là forcément il n’est pas bien…» C’est ça la destruction psychique. C’est-à-dire que les connexions ne se font plus à savoir ce qui est bien ou ce qui est mal, et ce que nous dit l’autre. Tout va être pris pour argent comptant, en réalité. «Oui, c’est normal que je sois coupable, c’est normal que je reçoive une baffe, parce que les steaks étaient trop cuits.» Ca part de là. Et ça pousse une femme à considérer que la violence qu’elle subit est juste normale. Et c’est la raison pour laquelle plus une femme va être victime de violences conjugales, plus ça va être extrêmement difficile pour elle de s’en extraire. Contrairement à ce qu’on pense. Parce que très souvent on nous demande «mais pourquoi elle n’est pas partie avant ? Pourquoi n’a-t-elle pas porté plainte au bout de 10 ans ?». Mais c’est qu’en réalité, plus l’emprise s’installe, plus ça va être compliqué pour une femme de partir, de s’extraire de cette emprise. 

 

C. : Vous êtes à l’origine de l’introduction dans le Code pénal, par la loi du 9 juillet 2010, du délit de violence conjugale à caractère psychologique. Est-ce que vous pouvez nous parler un peu du parcours de cette loi, de sa genèse ? 

 

Y. M. : Ca a été un combat, vraiment. J’utilise à dessein cette sémantique un peu guerrière d’une lutte incessante parce qu’en réalité j’ai commencé à m’y intéresser en 2006-2007. J’étais déjà avocate et j’étais déjà très sensible au sujet des violences conjugales, mais je me suis rendu compte en travaillant sur des dossiers que la violence psychologique n’était pas condamnée, qu’elle n’existait pas dans le Code pénal. Quand j’ai compris ça, que j’ai vu que ce qui détruisait le plus les femmes dans les dossiers que j’avais devant moi, n’était pas reconnu par les magistrats, n’était pas condamné par la loi et le système judiciaire, je me suis dit que ce n’était pas possible. Que ce qui détruit le plus n’existe pas. Ce n’est pas possible. Donc j’ai beaucoup travaillé pour conceptualiser au maximum mes idées, pour écrire ma proposition dans le Code pénal. Je n’avais pas de réseau, j’étais, disons, un électron libre, et j’ai commencé à aller taper à la porte des ministères. A l’époque je n’avais aucune connexion avec le monde politique. Je ne connaissais pas le militantisme politique. A la fois les milieux militantistes et les milieux politiques m’étaient totalement inconnus. J’arrivais donc dans des milieux dont je ne connaissais pas les codes. 

La première année, pendant les rendez-vous que j’ai pu avoir dans les ministères, on me regardait l’air ébahi. On me prenait un peu pour une dingue. J’arrivais toute seule, j’étais avocate, je faisais mon topo, et quelque part on ne savait pas de quoi je parlais. Quand on parlait de violences psychologiques à l’époque, il faut bien comprendre qu’on ne savait pas de quoi on parlait. On parlait un peu du harcèlement moral dans la sphère du travail, mais pas dans le couple. A part quelques personnes qui étaient sensibilisées à la question, mais je pouvais les compter sur les doigts de mes mains. Jusqu’au jours où j’ai eu la chance de rencontrer Valérie Létard, à l’époque, sous le gouvernement de Fillon, qui m’a écoutée et qui a accepté de créer un groupe de travail sur les violences conjugales, où l’on évoquerait les violences psychologiques. Il y avait dans ce groupe de travail toutes les associations féministes, et moi. J’ai fait mon topo sur les violences psychologiques, et là, pareil. C’était même pire, parce qu’elles étaient contre. Les associations étaient contre cette reconnaissance. Pourquoi ? Je ne peux toujours pas vous dire. Je n’ai toujours pas compris. L’argument qu’elles servaient, c’était que c’était dangereux car ça allait servir les hommes violents contre les victimes. Je ne comprenais pas ce cheminement intellectuel. C’étaient des réunions de travail très difficiles. Très violentes quelque part, parce que j’avais l’impression d’être seule contre toutes. Très naïvement, je m’étais dit que ce serait facile. Parce que j’étais tellement persuadée que j’allais être écoutée, que tout le monde penserait comme moi, que tout le monde serait d’accord pour condamner les violences psychologiques. Je n’étais pas préparée à «entrer en guerre». Mais j’ai très rapidement compris que je n’avais pas le choix. L’essentiel était que Valérie Létard ne lâche pas. Et elle n’a pas lâché. Comme elle a vu que le groupe de travail ne servait pas à grand chose, qu’on n’avançait pas, qu’il y avait une situation de blocage. Au bout d’un moment, Valérie Létard a créé une mission travail à l’Assemblée nationale, avec Guy Geoffroy et Danielle Bousquet en co-présidence de la mission. Et là, les choses ont encore changé. Parce que, pour la première fois, il y avait des oreilles attentives. Quand j’ai été auditionnée à la mission des validations de l’Assemblée nationale, ça devait être en 2009, ça m’a donné beaucoup d’énergie positive.

(Parce que j’ai galéré, j’ai eu des moments de désespoir. Des moments où je me disais que je n’y arriverais jamais. Des moments d’incompréhension totale et de grande tristesse, de colère. On passe par plein de périodes, et puis on se relève, il y a une bonne nouvelle qui arrive ça redonne de l’espoir, et voila. )

Parce que là, je me suis senti écoutée. Je n’étais plus la seule à défendre qu’il fallait inscrire dans le Code pénal cette notion de violence psychologique. Il y avait à l’époque Luc Frémiot qui allait dans mon sens. Il y avait aussi mon amie éternelle Marie-France Hirigoyen. Je n’étais plus toute seule. Et je me disais : ce ne sont pas non plus n’importe qui. Ce n’est pas méprisant du tout ce que je dis, mais cela faisait des sortes de cautions, c’était très important pour moi. Je ne suis pas toute seule, et ce sont des gens qui ont de la crédibilité. Ca s’est donc très bien passé avec l’Assemblée nationale, quand j’ai été auditionnée, je m’en rappellerai tout ma vie : j’ai été félicitée, j’avais des larmes de joies. Il fallait voir d’où je venais. On se fichait de moi, clairement, et ca a été adopté à l’Assemblée nationale. Après il a fallu passer au Sénat. J’ai été auditionnée à la commission des lois du Sénat, auprès de gens qui sont très durs. A ce moment sont venus me soutenir l’Ordre des avocats du barreau de Paris et le Conseil national des barreaux de France, qui étaient là, à mes côtés, quand j’ai été auditionnée au Sénat. Parce qu’entre-temps, je les avais contactés en leur disant : «j’ai besoin de vous». J’ai été plaider mes dossiers, parce qu’évidemment, ça ne se fait pas «comme ça». Pareil, ce sont des luttes à chaque fois, ce sont des rendez-vous, il faut aller plaider la cause pour qu’on nous dise «ok, on est avec vous, on vous soutient». Donc forcément, ça s’est bien passé au Sénat aussi. Je leur avait fait une demande supplémentaire : je souhaitais que les éléments constitutifs du délit de violences conjugales à caractère psychologique soient définis dans l’article du Code pénal, pour des raisons purement juridiques et constitutionnelles. Parce qu’il faut qu’une infraction pénale, d’un point de vue constitutionnel, soit définie dans ses éléments constitutifs, sinon elle est anticonstitutionnelle. On l’avait d’ailleurs vu dans le harcèlement sexuel, qui a été révoqué parce qu’il n’était pas défini. J’avais donc alors anticipé cela. Je n’ai pas été suivie à l’époque, puisque les éléments constitutifs du délit ne sont pas dans l’article du Code pénal. Il n’est pas défini dans ses éléments constitutifs, et c’est d’ailleurs pour ça qu’il est très peu appliqué. Mais ce n’était pas grave en 2009, j’étais déjà tellement heureuse que les violences psychologiques fassent leur entrée dans le Code pénal. Je me suis dit «on commence comme ça, et ça sera notre deuxième pas, on verra après». Le jour où c’est rentré dans le Code pénal, où j’ai ouvert mon Code pénal et que je l’y ai trouvé, ça a été pour moi un grand moment, un moment extraordinaire. J’ai alors compris beaucoup de choses. J’ai compris que ça aurait une portée, pas forcément immédiate, sur les femmes victimes, mais que ça aurait une portée très importante pour elles dans l'absolu. Parce que pour une femme victime, savoir que ce qui la fait le plus souffrir est potentiellement condamnable, c’est aussi leur dire que ce qu’elles vivent n’est pas normal. Que c’est un délit, qui relève du pénal. L’emprise, la violence psychologique, se faire insulter, dénigrer, humilier, harceler, c’est pas normal, c’est un délit. Son existence-même, pour moi c’était fondamental, pour lutter contre les violences conjugales. Et je savais aussi déjà en 2010 que la prochaine étape, ce serait le suicide forcé. 

Une fois que les violences psychologiques sont rentrées dans le Code pénal, j’ai contacté le Conseil de l’Europe pour leur dire «voilà, maintenant ça existe en France, il faut le faire passer au niveau de l’Europe». J’ai donc été auditionnée avec Marie-France Hirigoyen, en 2011, sur les violences psychologiques. A la suite de nos deux auditions, les violences psychologiques ont été intégrées dans la Convention d’Istanbul. Ca aussi pour moi c’est un grand moment. C’était vraiment dire «Aujourd’hui, tout le monde doit savoir que ce que vous vivez, ces violences psychologiques, elles sont aussi graves que des violences physiques». C’est écrit dans la Convention d’Istanbul, c’est écrit dans le Code pénal français, et j’espère que ce sera écrit partout dans le monde. C’était donc la première étape.

 

La deuxième étape – je me suis remise dans le combat il y a quelques années – c’est de faire reconnaître le suicide forcé. C’était la suite des violences psychologiques. C’est la logique du continuum des violences, hélas. 

 

C. : C’est pour cela, que vous militez aujourd'hui pour qu’il soit reconnu en tant que circonstance aggravante du harcèlement moral ? 

 

Y. M. : Tout-à-fait. Je m’appuie sur l’article du Code pénal de 2010 pour en réalité intégrer une nouvelle circonstance aggravante. Aujourd’hui, il y a deux circonstances aggravantes qui sont prévues. Le harcèlement moral occasionne une ITT inférieure à huit jours, ou occasionne une ITT supérieure à huit jours. La circonstance aggravante supplémentaire qu’on veut voir intégrer c’est «lorsqu’il a pour conséquences le suicide, ou la tentative de suicide au sens pénal du terme». 

 

C. : Pour l’instant, c’est en bonne voie ? 

 

Y. M. : Tout-à-fait, c’est en très bonne voie puisque ça a été adopté, déjà, à l’Assemblée nationale. Cela devait passer au Sénat le 7 avril dernier, mais le contexte actuel l’a empêché. Je suis certaine que dès que la vie reprendra son cours avec un semblant de normalité et que le Parlement reprendra une activité un peu normale, ce sera adopté.

 

C. : Vous êtes donc optimiste concernant l’avenir de cette loi. 

 

Y. M. : Absolument ! Je suis hyper optimiste parce que vraiment, il n’y a aucune raison que ça passe à la trappe. Aucune. J’ai eu l’engagement de Marlène Schiappa dans un premier temps, j’ai eu l’engagement de Nicole Belloubet, d’Edouard Philippe, puis il y a la proposition de loi qui a été faite par deux députés… Non, ce n’est pas possible, je ne peux pas croire qu’il puisse y avoir un retour en arrière. 

 

C. : Tout cela fait suite à votre travail au sein du groupe du Grenelle, que vous avez co-dirigé. Ce Grenelle, nous avons essayé de l’étudier un peu, et nous avons remarqué il avait été beaucoup critiqué, par des militantes notamment. Est-ce que vous savez pourquoi ? On a entendu beaucoup de choses, comme quoi de nombreuses associations de victimes n’avaient pas été conviées…

 

Y. M. : Ces critiques me rendent complètement dingue. Il y a des associations qui n’ont pas été appelées, mais je n’ai pas été appelée non plus. Cela faisait deux ans que je demandais à Marlène Schiappa d’avoir ce groupe de travail. Elle ne me l’a pas offert. Je ne l’ai pas lâchée pendant un an et demi ! Jusqu’au jour où il y a eu la création du Grenelle, et où ne j’avais pas encore mon groupe de travail : du matin jusqu’au soir, j’ai fait tous les plateaux TV pour dire ma colère, et dire que je ne lâcherais pas tant que je n’aurais pas ce groupe de travail sur l’emprise et les violences psychologiques. Donc il n’y a rien qui est offert. Quand j’entends ces associations dire «on n’a pas été appelées»… Je veux répondre : bats-toi ! Si tu as quelque chose à dire, quelque chose à créer, quelque chose à faire valoir, vas l’arracher, le truc ! Personne ne viendra apporter la chose sur un plateau d’argent ! Je ne comprends même pas ces critiques. Et donc, même si j’ai eu des moments un peu compliqués avec Marlène Schiappa, je n’oublierai jamais qu’au bout d’un moment, elle me l’a donné, mon groupe de travail. 


Parce que mon engagement, il était le même les années précédentes lorsque Laurence Rossignol était ministre, lorsque Najat Vallaud-Belkacem était ministre. Je tapais à leur porte, je leur demandais des groupes de travail déjà à l’époque, pour le suicide forcé. Mais elles ne m’ont jamais reçues. Elles me faisaient recevoir par des collaborateurs. Je veux dire : c’est une chose de s’acharner, de se battre pour ce qu’on veut. Mais si on a en face de soi une personne qui ne veut pas, il n’y a plus rien à faire. Le contexte a changé depuis, et Marlène Schiappa m’a donné ce groupe de travail. Et quand on dit que ce Grenelle ne sert à rien, je suis désolée : si ces associations féministes considèrent que de parler d’emprise, de violences psychologiques et de suicide forcé ne sert à rien, je ne peux rien faire pour elles. 

 

C. : Merci, on va enchaîner assez logiquement. Nous essayons de cartographier les différentes positions sur ces sujets, dont le suicide forcé. Nous voudrions savoir si vous avez rencontré des acteurs qui se soient positionnés clairement contre le suicide forcé ? 


 

Y. M. : Non. En revanche, avec toutes les annonces qu’il y a eues pendant le Grenelle, quand Schiappa m’a soutenue, quand cela a été soutenu par Edouard Philippe, l’Assemblée, etc. il n’y pas eu beaucoup d’associations féministes pour soutenir l’entrée du suicide forcé. 

 

C. : Vous n’avez pas non plus rencontré d’opposition frontale ?

 

Y. M. : Non, absolument pas. Je n’ai eu aucune opposition. Par contre, le réseau d'associations Fédération Nationale Solidarité Femmes - FNSF m’a soutenue dès le départ pour le groupe de travail. Pour moi, c’était le plus important. C’est extraordinaire d’avoir la Fédération : d’une certaine manière, c’était presque comme avoir toutes les associations.


 

C. : Je voulais également vous parler de la Tribune que vous avez signée dans Libération sur l’inscription de l’emprise dans la loi. Je pense que cela fait partie de vos engagements les plus importants.

 

Y. M. : Absolument.

 

C. : C’est un concept qui connaît plusieurs définitions également, qui est assez difficile à appréhender puisque j’imagine qu’il revêt des formes tout-à-fait différentes en fonction des gens.tes qui le subissent ou des gens.tes qui le font subir. Nous aimerions savoir comment vous imaginez que ce concept puisse devenir un concept quasi-universel de manière à pouvoir entrer dans la loi. Quels seraient les éléments constitutifs de l’emprise pour pouvoir le faire entrer dans le Code pénal ?

 

Y. M. : Au moment où je me battais pour la création du délit de violences conjugales à caractère psychologique, dès le départ  il fallait que les éléments constitutifs de la violence psychologique soient intégrés dans la loi. Les «éléments constitutifs» sont en réalité la définition-même de l’emprise. C’est vrai que je trouvais, et trouve encore cela dommage qu’aujourd’hui, nous n’ayons pas cette définition précise dans le Code pénal. Ce qui nous permettrait de savoir ce qu’est réellement l’emprise, ce que sont les violences psychologiques. A l’époque, j’avais déjà écrit un texte – et c’est d’ailleurs quasiment le même que j’ai transmis quand j’ai été auditionnée récemment à l’Assemblée Nationale  – sur la définition. La définition que je proposais, n’excédant pas deux pages, était une définition européenne, à l’instar de ce qui a été fait pour le harcèlement sexuel. Il s’agit de se coller aux directives européennes pour définir ce qu’est le harcèlement moral, comme étant la création d’un univers, d'un huis-clos hostile, intimidant, oppressant. C’est fondamental d’avoir une définition commune à tous les modes de harcèlement, que ce soit le harcèlement moral, le harcèlement sexuel, le harcèlement au travail. Cela permet aussi de faire entrer plus facilement cette conception dans la conscience collective. Accessoirement, cela permet d’avoir un texte constitutionnel, et conforme aux directives européennes. Donc on y gagnerait tous. 

L’emprise est quelque chose de très conceptuel, d’extrêmement complexe à définir. C’est aussi la raison pour laquelle on a très peu de condamnations pénales du harcèlement moral. Parce que c’est compliqué pour toute la chaîne pénale de savoir ce que c’est. On ne naît pas en sachant ce que sont les violences psychologiques ; soit ça se vit, soit ça s’apprend. Et ce sont souvent celles et ceux qui l’ont vécu qui savent le mieux en parler.


 

C. : D’ailleurs, concernant l’apprentissage de cette notion, je crois que vous avez donné des cours à l’ENM (Ecole nationale de la magistrature) sur le sujet.

 

Y. M. : Oui, j’ai fait cela pendant troi ans. La formation se déroulait sur une demi-journée.

 

C. : Finalement, comment apprend-on cela à des gens-tes qui ne l’ont pas vécu ? Parce que ce seraient des formations à généraliser à l’ensemble de la chaîne pénale s’il on veut bien faire, pas seulement aux juges.

 

Y. M. : Absolument. C’est justement expliquer ce qu’est cette préparation psychique en amont de toute forme de violence physique. C’est expliquer que cela passe toujours par une phase de séduction. Sans cette phase de séduction, l’emprise ne peut pas exister. Et en réalité, cette phase de séduction, c’est aussi de l’emprise. C’est faire croire à l’autre qu’on est quelqu’un d’autre, pour pouvoir faire accepter plus tard la violence. Donc cela commence toujours par cette phase de séduction. Puis il y a les premières insultes, les premiers dénigrements, la première humiliation, systématiquement suivies par la phase d’excuses, de pardon, de pleurs : «Ca n’arrivera plus jamais, excuse-moi, j’étais fatigué», ce genre d’excuse. Puis à nouveau une phase de séduction, suivie des insultes, des injures, les humiliations, le dénigrement. Une petite pression psychologique ; un isolement qui commence tout doucement ; la surveillance, qui va commencer sur les réseaux, sur le compte Facebook, sur les messageries. Tout doucement, sans faire de bruit, de manière assez insidieuse. Le tout entrecoupé à chaque fois de phases de séduction. Puis les phases de séduction deviennent de plus en plus courtes, pour laisser la place justement aux phases d’emprise, qui deviennent de plus en plus longues. Les violences psychologiques commencent à s’installer de plus en plus. Et pendant ce temps, la femme ne comprend pas trop ce qui lui arrive. Ses capacités de discernement vont commencer, tout doucement, à s’estomper. Elle va pardonner, parce que l’autre l’aime comme un fou, parce qu’elle ne peut pas vivre sans lui, parce que si elle le quitte, il va se tuer. Parce que c’est l’amour de sa vie, parce que c’est la plus belle femme au monde. A chaque fois, il va y avoir cette espèce de discours qui vient couvrir en réalité les violences psychologiques. Qui vient mettre un mouchoir dessus pendant quelques temps, quelques jours, quelques semaines. Pour mieux revenir après, plus fort, plus longtemps dans l’emprise et la violence psychologique. Jusqu’à ce qu’à un moment donné, la femme qui en est victime aie ses capacités de discernement complètement anéanties. Pour arriver à ce qu’elle soit finalement totalement isolée de ses ami-es, de sa famille, de son milieu professionnel aussi, souvent. L’isolement est une arme très importante pour la violence, car elle permet d’avoir la mainmise totale, de rendre le huis-clos encore plus oppressant puisque la victime ne peut plus en parler à personne. Il n’y a plus de regard extérieur, critique sur la situation. Il n’y a plus ce tiers pour lui dire «ce que tu vis, ce n’est pas normal, il n’a pas le droit de te faire ça, de te donner une gifle, de te dire que tu es une pute». Tout devient normal, tolérable et acceptable, jusqu’à ce que la violence physique aussi, parfois, tombe. A ce moment, disons que la prison se referme. Même sans violence physique, quand la violence psychologique s’installe totalement, la femme est enfermée dans cette prison mentale de la même manière.


 

C. : On comprend qu’en reconnaissant ces violences psychologiques, on peut apprendre aux victimes et potentielles victimes à les reconnaître et à ne pas les subir. Est-ce que vous pensez que c’est quelque chose qu’on peut également apprendre à des anciens auteurs de violences psychologiques ? Un apprentissage, une réhabilitation est-elle possible ?

 

Y. M. : J’ai un avis assez radical sur ce sujet. Pour moi, les auteurs de violences conjugales sont d’une certaine manière «irrécupérables». Parce que c’est vraiment une structure mentale qui existe depuis bien trop longtemps à mon sens pour pouvoir être modifiée favorablement.

 

C. : Qui vient souvent de l’enfance.

 

Y. M. : Absolument. Pour un homme violent, il faut avoir été enfant ou adolescent victime, ou témoin de quelque chose. Il faut avoir eu un traumatisme, en amont, qui n’a pas été réparé, soigné. C’est aussi la raison pour laquelle il faut faire très attention aux enfants qui sont victimes de violences. Parce que leur devenir relève de notre responsabilité. Il peuvent, potentiellement, devenir des auteurs de violences. Il y a forcément un trauma chez les auteurs de violences, et il y a une forme de déni qui est effroyable pour eux : ils ont un déni total de ce qu’ils font – consciemment ou pas, ce n’est pas le problème. On est donc plus dans une pathologie psychiatrique qu’autre chose, et ce sont de soins psychiatriques qu’il leur faut, dans quasiment tous les cas. Ajoutez à cela l’alcoolisme, qui est omniprésent dans les violences conjugales, il faut le dire. Beaucoup d’hommes violents ont aussi cette maladie psychiatrique «fourre-tout» qu’est la bipolarité. Je ne suis pas la bonne personne pour parler du traitement des auteurs de violences. Je suis très pessimiste. Que voulez vous faire avec quelqu’un qui est dans le déni et qui va systématiquement dire que c’est de la faute de l’autre, se placer en tant que victime ? C’est compliqué d’ouvrir les yeux, de démanteler la structure mentale qui le conduit à ne pas voir ce qu’il fait. 

Après, il y a des hommes qui y arrivent. C’est la spécialité du Professeur Roland Coutanceau, qui s’occupe des auteurs de violences. J’ai beaucoup de respect pour son travail. Mais combien y parviennent ? Je ne sais pas, et je vous avoue que je m’y intéresse assez peu.

 

C. : J’habite dans l’Est de la France, à côté de Besançon, où il y a trois maisons spécialisées pour les auteurs de violences conjugales, dans lesquelles ils peuvent être envoyés soit sur décision de justice, soit sur décision personnelle. Il y a toute une rhétorique autour de la réhabilitation, qui suscite notre intérêt.

 

Y. M. : Je suis à ce point radicale que je pense que le fait certains hommes aillent dans ce genre d’établissement s’inscrit parfois dans une forme de manipulation de l’entourage. Je vais donc très loin dans le concept du déni de ces personnes, ou de leur potentiel manipulatoire disons.

 

C. : Vous évoquiez tout-à-l’heure le cas de Mme Sauvage, sur lequel vous avez écrit dans le Huffington Post. Dans l’article, vous expliquiez que la présomption légitime défense était une absurdité, ce que je comprends bien au regard du droit. Dans cette affaire, aurait-on pu utiliser l’emprise et la violence psychologique pour expliquer ce qu’il s’est passé ?

 

Y. M. : Tellement ! Le fiasco de ce dossier est celui d’une stratégie de défense désastreuse. Aller dans le sens d’une présomption de légitime défense alors que l’homme, aussi violent soit-il, a reçu trois balles dans le dos, est improbable. Ce n’est légalement pas possible. En revanche, la stratégie de défense «classique» pour ce genre de dossier – car ce n’est pas le seul dossier, hélas, où une femme victime de violences arrive à un tel extrême, qu’elle tue son bourreau – est effectivement de contextualiser cet acte criminel. Car c’est un acte criminel, il ne faut pas le nier. Il ne faut pas en nier la gravité. C’est une femme qui a tué un autre être humain. C’est un crime, mais il faut le contextualiser en expliquant qu’effectivement, il s’agit d’une femme qui a été sous emprise, qui a été victime de violences conjugales, et pour qui cela devient tellement insupportable qu’elle en vient à cet acte extrême. Mais le dossier de Jacqueline Sauvage est un dossier qui est extrêmement particulier. Tirer trois balles dans le dos de son bourreau est extrêmement particulier, parce qu’on ne s’inscrit pas du tout dans un acte légitime défense.

 

C. : On s’éloigne par exemple du cas d’Alexandra Lange, où c’était complètement différent.

 

Y. M. : Là, cela n’a absolument rien à voir. Avec Alexandra Lange, on s’inscrit totalement dans un acte de légitime défense, au sens légal du terme. Ca n’a tellement rien à voir que c’est l’avocat général lui-même, Luc Frémiot, qui a requis la relaxe – ce qui est du jamais vu. Cela démontre à quel point on avait là une affaire extraordinaire.

Pour Jacqueline Sauvage, il aurait fallu que les avocats de la défense nous racontent l'histoire de cette femme, l’histoire d’une femme victime de la violence conjugale, les désastres psychiques que cela a occasionné chez elle, tout le stress post-traumatique subi, les conséquences traumatiques. Qui ont fait qu’à un moment donné, elle était dans un tel état de destruction psychique qu’elle en est venue à cette situation extrême de tuer son bourreau. 

 

C. : On s’intéressait également à la question de la part de responsabilité des personnes professionnelles de santé et professionnelles sociales. Pourrait-on par exemple imaginer l’instauration d’un système de questionnement systématique des femmes qui viennent chez le médecin avec des signes de violences conjugales ? Pensez-vous que les professionnel.les de santé ont un rôle à jouer dans la détection ?

 

Y. M. : Les professionnel.les de santé sont souvent en première ligne dans les situations de violences conjugales. Puisque les victimes vont voir leur médecin généraliste car elles tombent malades par exemple. C’est un interlocuteur privilégié pour les femmes victimes de violences. Les médecins généralistes – et il y en a beaucoup qui font très bien leur travail – posent systématiquement la question quand ils ont en face d’eux une femme, qui, par exemple, tombe en dépression, qui fait de l’anorexie. Ce sont des signes, notamment quand quelques mois plus tôt elle allait «bien», notamment  avant de se marier, ou de rencontrer un nouveau compagnon. Un médecin généraliste sait ce genre de détails dans la vie de ses patients, il connaît la vie de ses patients. Souvent, c’est un médecin de famille. Quand il voit des signes extérieurs qui lui laissent penser qu’il y a des problèmes dans le huis clos familial, il pose la question. Ils le font déjà beaucoup. En tout cas ils devraient le faire systématiquement, idéalement. J’ai assez confiance dans les soignants de notre pays. 

 

C. : On travaille aussi sur la médiatisation des débats, sur la communication au public de ces sujets. Dans votre cas, j’ai l’impression que votre travail a été extrêmement médiatisé, à la fois en 2010 au moment de l’adoption de la loi, mais aussi plus tard quand vous avez déposé plainte contre Bertrand Cantat. Est-ce que vous pourriez nous dire si à votre sens la médiatisation faite à cette occasion a été une bonne chose en termes de sensibilisation, ou est-ce que cela a plutôt contribué à brouiller les débats du fait de la célébrité du personnage ? 

 

Y. M : Par rapport au suicide forcé, le fait que cela ait été ultra médiatisé a quand même permis de faire rentrer un peu plus cette notion dans l’opinion publique. Beaucoup de gens n’avaient pas connaissance du tout du suicide de la femme de Bertrand Cantat. Evidemment, tout le monde connaît l’histoire de Marie Trintignant. En revanche, le suicide de Krisztina Rády était ignoré par beaucoup de gens, tout comme le message qu’elle avait laissé à ses parents 6 mois avant de se pendre, ce long message où tout est dit. Finalement, cette médiatisation m’a fait du bien pour Krisztina Rády. Le message qu’elle a laissé est pour moi comme une plainte posthume. On y trouve tout : l’emprise, les violences psychologiques, les violences physiques, même l’annonce de sa mort, tout est dit. Je me suis dit : plus on entend ce message-là, plus on honore cette femme. Parce qu’à l’époque, personne ne l’a entendue, tout le monde l’a abandonnée. En réalité, c’est pour cela que les femmes victimes de violences se suicident. C’est parce qu’elles sont abandonnées à leur sort. Personne n’ouvre suffisamment les yeux et les oreilles pour porter leur attention à ces femmes-là, qui sont en désespoir total. Ce message qu’elle a laissé avant de se pendre, normalement il aurait fallu aller la sauver : on l’a abandonnée à son désespoir, et cela s’est hélas, logiquement, terminé par son suicide. Donc pour moi, plus on entendait ce message, plus on honorait sa mémoire. Il y a aussi d’autres femmes qui sont dans cette situation, regardent ces émissions, et c’est important qu’elles sachent qu’on reconnaît ce qu’elles vivent, qu’on sait que c’est grave. Pour moi c’était le message que je transmettais à ces femmes-là. 

 

C. : Vous travaillez sur énormément de sujets qui nous intéressent beaucoup. Notamment, avec votre association Femme et Libre, vous avez beaucoup travaillé sur le sujet du travail du sexe, de la pénalisation des clients. Dans nos recherches, notre attention a été attirée vers la vulnérabilité particulière des travailleuses de sexe aux violences faites aux femmes, ce qui fait qu’elles sont de fréquentes victimes de féminicides. Au vu de votre travail, comment pensez-vous que l’on pourrait les protéger mieux qu’elles ne le sont actuellement, grâce à quel dispositif légal par exemple ? 

 

Y. M : J’ai mené ce travail sur l’abolition de la prostitution avec mon acolyte, ma partenaire de combat, ma soeur de lutte, Lise Bouvet. Initialement, ce n’était pas mon combat, non pas que je n’y sois pas sensible, au contraire. Seulement je crois qu’il faut choisir les combats que l’on veut mener de front. C’était son combat à elle l’abolition de la prostitution, et je suis entrée dedans avec elle. A l’époque, je n’avais pas de connaissances approfondies sur le sujet, et j’ai été choquée. Ce qu’il se passe est terrible. Vous me parlez de cela, et hier j’ai vu un article qui m’a fendu le coeur, sur des prostituées qui continuent à bosser au bois de Boulogne en ce moment. J’en ai eu les larmes aux yeux. C’est une association qui a écrit cela – je ne me souviens plus laquelle, je l’ai un peu refoulé tellement c’était violent. Ces femmes continuent à faire des passes, elles ont le virus. Elles appelaient la personne de l’association avec des téléphones prépayés. Elles n’ont pas d’argent, les proxénètes les ont lâchées : elles sont obligées de travailler pour survivre, elles n’ont pas le choix. Avec ces téléphones prépayés, il n’y a pas de possibilité de rappel derrière. Or au téléphone elles parlaient de leurs symptômes, disaient avoir de la fièvre. Puis une autre rappelait l’association pour leur annoncer que la femme qui avait appelé trois jours plus tôt avait été retrouvée morte, et qu’elles l’avaient enterrée dans le bois. C’est terrible, je ne sais même pas vous répondre, je ne sais pas comment les aider, je n’ai pas de solution. En plus, dans le contexte actuel, tout le monde est tellement dépassé, personne ne comprend ce qui se passe. Pour bien faire peut-être que les pompiers devraient aller les chercher, les mettre au chaud, les confiner, leur donner des chambres, à manger, les soigner. Évidemment qu’elles sont victimes de féminicides, de violences terribles. C’est terrible ce qu’elles vivent. Je ne peux pas vous en dire plus, je n’ai pas de réponse. J’espère de tout mon coeur qu’on trouvera une solution plus tard. 

 

C.: Notre dernière question porte sur le comptage et à tout ce qui touche aux statistiques autour des féminicides. On a remarqué au cours de nos recherches que plusieurs comptages étaient effectués sur des bases différentes, des définitions différentes, donnant des nombres complètement  différents à la fin. Pour le suicide forcé, nous sommes tombées sur une étude de l’institut Psytel. Est-ce que vous savez un peu comment ils ont travaillé pour mener cette étude et obtenir ces résultats ? 

 

Y. M. : Le comité Psytel a justement fait cette étude pour notre groupe de travail ! Je ne peux pas vous dire comment ils ont travaillé, mais je peux vous montrer le rapport. C’est une estimation permettant d’avoir un chiffre réel du suicide forcé, comme je l’avais demandé. C’est un travail qui demande énormément de temps. Il faudrait aller dans les UMJ (unités médico-judiciaires),avoir tous les dossiers des femmes qui se suicident, faire ce que l’on appelle une autopsie psychologique, remonter leur histoire et savoir si elles ont été victimes de violences, interroger leur entourage, leur famille, etc. Si on veut avoir des chiffres qui collent à la réalité, c’est ce travail qu’il faut faire. L’estimation faite par Psytel est extrêmement sérieuse, et on arrive à un chiffre 2 fois supérieur aux féminicides pour l’année 2018. 

 

C. : Et donc pour vous, ce chiffre devrait être inclus dans les chiffres des féminicides ?

 

Y. M. : Absolument, dans le cadre des mortalités liées aux violences conjugales, qui regroupent les féminicides et les suicides forcés. 

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