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Catherine Le Magueresse

Cloë : La première question, que l’on pose à toutes les personnes qui ont accepté d’échanger avec nous, c’est de savoir comment vous définissez le féminicide ?

 

Catherine Le Magueresse : « Work in progress ». Pour moi c’est un concept qui est en train d’être élaboré, qui a une histoire, dont la définition varie selon les régions du monde, selon les professions : les juristes n’ont pas la même définition que les sociologues, les psychologues, etc. Ce qui m’intéresse, c’est justement la diversité de ces définitions, pour voir celle qui sera la plus utile pour mettre un terme à ces féminicides. Voilà pour l’aspect efficacité. Pour répondre à votre question, un féminicide est le signe de la misogynie et de la haine des femmes ; est un fémicide tout meurtre qui est causé par cette haine des femmes, cette domination, ou cette volonté d’appropriation, comme je l’écris dans mon article (Faut-il qualifier pénalement le féminicide ? Dalloz Actualités, ndlr). La définition majoritairement retenue est le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme (et non lorsqu’elle est une femme). Quand je dis « work in progress », ce n’est pas une boutade : je crois que ce qui est intéressant c’est de pouvoir réfléchir collectivement à cette définition, et ce de façon pluridisciplinaire et comparée, afin d’aboutir à une définition reflétant cette réalité.

 

C. P. : Il nous semble vous avoir entendu dire «fémicide», et non pas «féminicide». Est-ce que vous pourriez nous expliquer quelle différence il y a pour vous entre ces deux terminologies, et éventuellement clarifier pour nous ce qui fait que utilisez ce terme en particulier ?

 

C. L.M. : Le terme « féminicide » est possiblement porteur d’une forme d’ « éternel féminin». Or, nous vivons dans un société qui a déjà trop tendance à essentialiser les qualités des femmes et leurs caractéristiques, alors je trouvais cela préférable de s’en dissocier. En outre, les arguments de Diana Russell sur l’utilisation du terme «fémicide» m‘avaient convaincue et j’avais donc adopté ce mot-là. Je me rends bien compte qu’il y a des enjeux derrière le langage, comme toujours, selon le terme employé. L’échange entre Russell et Lagarde au Mexique par exemple illustrait ces enjeux politiques et théoriques.

 

C. P. : Dans la chronologie du phénomène maintenant, est-ce que vous identifiez un moment ou un évènement suite auquel la controverse a pris la forme qu’elle revêt aujourd’hui ? Est-ce qu’il y a, pour vous, un tournant dans l’histoire récente, que ce soit dans le militantisme, dans le milieu de la recherche, ou ailleurs, qui a fait que c’est un sujet dont on parle beaucoup aujourd’hui, à la fois dans les médias et dans le milieu universitaire ?

 

C. L.M. : Pour la France, si je mets de côté les milieux féministes qui dénoncent les meurtres de femmes depuis les années 70 – je pense que l’étude sur les morts violentes a joué un rôle important dans la visibilisation de cette réalité. C’est une commandante de police, Maryvonne Chapalain, qui la première a décidé, au début des années 2000, de mener cette étude sur les morts violentes dans le cadre du couple ou à l’occasion d’une relation conjugale, au départ à l’échelle de Paris et de la petite couronne, et ce avec le soutien de sa hiérarchie. Tous les jours, elle relevait les télégrammes de morts violentes arrivant des commissariats et gendarmeries à la recherche des morts violentes commises au sein du couple. Lorsque les informations étaient insuffisantes, elle les appelait pour obtenir des précisions sur les procédures et les circonstances du meurtre.  Cette étude est devenue nationale après que Nicole Ameline, alors ministre chargée de l’égalité professionnelle et de la parité, eut rencontré Mme Chapalain qui la lui présenta. La ministre lui demanda par la suite de la mener au sein de la Délégation aux victimes en collaboration avec la gendarmerie (représentée par Karine Le Jeune). Cette étude, dite « étude Chapalain », s’affina au cours des années, incluant de nouvelles questions (notamment celles relatives aux mineur·es témoins ou victimes).

Pour les associations féministes et les chercheuses et chercheurs qui travaillaient sur ces questions, ces études ont été très utiles. C’était une façon d’objectiver la réalité de ces violences, trop souvent qualifiées de «faits divers» dont nous avions connaissance principalement par les magazines ou journaux, avec des articles au titre racoleur du type «Un mari tue sa femme pour une soupe trop froide / trop chaude». Nous disposions ainsi de nouvelles informations, complémentaires de celles compilées par des associations ; cela restait néanmoins confidentiel. Et puis progressivement, d’année en année, cette étude publiée autour du 25 novembre, fut commenté par les médias et objet d’une communication gouvernementale.

Le fait qu’elle soit devenue un rdv annuel, où les ministres sont obligé·es de se justifier, d’annoncer des politiques publiques de lutte contre cette réalité est une avancée. Le Grenelle récent le montre bien, même si les moyens ne sont pas là. Néanmoins, le fait que ces annonces existent et que le sujet soit désigné comme nécessitant des actions de politique publique contribue à une sensibilisation du grand public. Aujourd’hui le collectif Féminicides par compagnon ou ex, recensant les meurtres de femmes, joue également ce rôle de vigie et d’alerte. Les mouvements MeToo et Balance ton porc, de dénonciation par les femmes de toutes les formes de violence ont eux aussi participé à cette conscientisation accrue.

 

C. P. : Vous avez mis le doigt sur quelque chose de très intéressant, que l’on essaie de cerner depuis le début de notre étude. C’est la notion de continuum des violences : quand est-ce qu’on passe de violences conjugales à une tentative de féminicide, et quid des situations dans lesquelles des violences résultent, quelques jours ou semaines plus tard, par un décès ?

 

C. L.M. : La tentative, en droit pénal, est un crime qui a échoué en raison de l’intervention d’une personne extérieure ou de circonstances qui font que le crime n’a pu aboutir. Pour ces raisons, le droit pénal punit la tentative comme le crime. La notion de continuum quant à elle est une notion très intéressante, formalisée par la chercheuse britannique Liz Kelly. Elle fait le lien entre les différentes formes de violence vécues par les femmes, expose leur prévalence et montre qu’elles s’ancrent dans un système patriarcal. En cela, c’était une grande avancée. Dans le contexte français, c’est une notion qu’il faut aujourd’hui utiliser avec précaution, parce qu’elle pourrait faciliter la disqualification judiciaire des violences en englobant les crimes et délits sous le même terme de «violences». Alors qu’il s’agit de montrer comment le sexisme est le marchepied vers les violences verbales, qui sont-elles-même le marchepied vers les violences physiques, etc. sans poser de hiérarchie en terme de gravité entre ces différentes formes de violences. La tentation pourrait être de dire que finalement, une agression sexuelle, c’est comme un viol sans la pénétration, et nous savons que les viols sont majoritairement correctionnalisés, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas jugés par des cours d’assises comme ils devraient l’être. Cette notion ne saurait être instrumentalisée pour aboutir à une euphémisation des violences criminelles.

 

C. P. : Dans notre étude, nous essayons de collecter un maximum de points de vue et de réflexions exprimées sur le sujet, pour montrer à quel point certain.e.s acteur.ice.s de cette controverse se rapprochent sur certains points, ou s’éloignent sur d’autres. Particulièrement sur l’introduction du féminicide dans le Code pénal, est-ce que vous identifiez des groupes de personnes ou des personnes qui partagent ce point de vue, que ce soient des juristes ou d’autres types de personnes, activistes, politiques, etc. ?

C. L.M. : Je pense qu’une des lignes de démarcation tient au fait de se définir comme juriste féministe. Les juristes, que je vais appeler traditionnels, ont une position très archétypale sur «l’éternel universel» sans que le fait que ce même universel ait historiquement explicitement exclu les femmes ne semble un sujet. On entend toujours les mêmes arguments : que c’est inutile, que nous disposons déjà de tous les textes, que le droit est universel etc. D’ailleurs, je relisais récemment les débats sur le harcèlement sexuel, au moment où il a été pénalisé en 1992 lors de l’adoption du nouveau Code pénal. Il y avait alors une forte opposition à sa pénalisation. Jacques Toubon par exemple, notre actuel Défenseur des Droits, disait lors des débats parlementaires publiés au Journal Officiel qu’il s’agissait d’une demande sociale intéressante et totalement exacte, mais qui ne pouvait pas être traduite en droit. Finalement, on voit bien 30 ans plus tard qu’il avait tort.

Pour moi, le fémicide procède historiquement de la même dynamique. Il y a une part de paresse intellectuelle qui consiste à le voir comme «un truc de féministes», qui ne serait «pas cohérent», un refus d’interroger le droit par rapport aux enjeux actuels, aux nouvelles questions qui se posent. Les juristes qui questionnent la pertinence de modifier le droit sont peu nombreuses : il y a les universitaires Diane Roman, Kiteri Garcia… et des associations telles qu’Osez le Féminisme. Par ailleurs, peu de juristes français·es s’intéressent au droit comparé, notamment parce que les juristes maîtrisent insuffisamment les langues étrangères, ce qui fait que la recherche se prive d’une bonne partie de la littérature scientifique sur des questions nouvelles. En travaillant sur le fémicide à la demande de Dalloz Actualités, je me suis lancée dans toute cette littérature et aie fait le constat qu’elle était méconnue (ou non citée) en France. Il me semble en outre que l’université devrait davantage former à la critique du droit.

 

C. P. : C’est comme ça que vous expliquez l’opposition de beaucoup de juristes français à cette potentielle nouvelle incrimination ?

 

C. L.M. : Cette opposition est assez systématique concernant les droits des femmes. Sur le sujet du fémicide pas plus que sur un autre, dès que l’on touche à la domination masculine et que l’on montre comment le droit organise et permet la perpétuation de cette domination, une levée de boucliers est probable. Dès que l’on ose interroger le sexisme du droit, beaucoup de juristes réactionnaires se mettent en branle. Regardez par exemple comment le mouvement MeToo est traité par la doctrine, c’est très intéressant. Autre exemple : le harcèlement sexuel ; certains articles de la doctrine commentent et critiquent toutes les lois sur le harcèlement sexuel. Parfois à juste titre. Sur les premières lois, je faisais d’ailleurs partie de celles et ceux qui étaient critiques. Mais concernant la loi de 2012, celle qui régit actuellement la définition du harcèlement sexuel, certains écrivent encore « qu’elle présente un risque d’arbitraire judiciaire », parle d’un texte incohérent, « bâclé » etc. Ce qui n’est pas fondé.

Au sujet de la définition des féminicides, l’opposition des juristes tient davantage de la réaction, visant à soutenir un ordre établi qui défend les droits des hommes. Dans les articles contestant l’opportunité de pénaliser spécifiquement le féminicide, je n’ai lu aucune référence quant aux législations étrangères ayant fait ce choix, comme s’il était impensable en droit.

 

C. P. : Au cours de nos recherches, nous avons notamment croisé des analyses abolitionnistes de la question, pour lesquelles un des obstacles à la pénalisation de certains actes de violences est la nécessité de créer des places en prison en nombre exceptionnel, ce qui ne serait ni possible ni souhaitable. Est-ce que vous avez une réponse à cet obstacle «matériel» ainsi évoqué ?

 

C. L.M. : Pourquoi cette question est-elle spécifiquement posée quand ce sont les droits des femmes qui sont en cause ? On pourrait par exemple décider de supprimer les peines d’emprisonnement en cas d’atteinte aux biens, ce qui libèrerait des places en prison. Je ne suis pas une répressive à tout prix, je m’interroge toujours en revanche quand on veut créer un traitement spécial pour les femmes, et souvent un traitement à la baisse d’ailleurs. Par exemple, les cours criminelles qui viennent d’être créées pour juger quel contentieux particulièrement ? Les viols. Cela veut dire que l’on sort les viols du traitement qu’ils doivent recevoir en tant que crime, c’est à dire un jugement par une Cour d’assises, qui est une juridiction dite «de luxe», car on prend enfin le temps d’entendre la victime, d’entendre la personne mise en cause, mais aussi les policiers et plus généralement les personnes qui ont concouru à l’instruction. C’est donc une justice de qualité pour tout le monde, y compris pour la personne mise en cause, qui devrait par ailleurs être la norme, si la justice recevait les moyens pour travailler ainsi.

Pour revenir à votre question sur la prison, quand on sait que seule 1 femme violée sur 10 dépose plainte, et que seul 1% des violeurs sont incarcérés, il est certain que si la justice se donnait véritablement les moyens, d’abord d’encourager les femmes à porter plainte – ce qui suppose que l’on change le droit et que toute la chaîne judiciaire traite différemment les plaintes qui sont déposées – alors oui, il y aurait mécaniquement plus de condamnations, et donc, en l’état du droit, un surcroît d’incarcérations. Doit-on pour autant cesser d’exiger une amélioration du traitement des violences sexuelles tout au long de la chaine pénale ?

Cela n’empêche cependant pas de réfléchir à d’autres moyens de sanctionner les violences sexuelles. La mise en place récente des stages de responsabilisation (dont je ne sais s’ils ont été évalués) s’inscrit dans cette recherche d’alternatives à l’emprisonnement.

Un homme qui viole est avant tout un garçon qui a été mal socialisé. D’après les expertises, il y a en effet peu de cas pathologiques. 90% des violeurs sont des hommes qui pensent avoir un droit d’accès aux femmes (croyance entretenue par ce que l’on nomme la « culture du viol »). D’ailleurs ils le disent à l’audience ; on entend souvent des discours du type «je n’ai rien fait de mal, je n’avais pas de couteau, je ne l’ai pas frappée», sous entendu : ce n’est pas grave. Tout cela signifie qu’il y a une rééducation à faire, mais pour être crédibles et pouvoir changer les mentalités, il faut des interdits légaux explicites et des moyens de pression, et la prison en est un.

 

C. P. : On s’est aussi intéressées aux autres formes de justice, comme la justice transformative par exemple, est-ce que c’est quelque chose qui, pour vous, pourrait fonctionner en France, pour les cas de violences conjugales ?

 

C. L.M. : Je trouve très intéressantes les recherches sur cette forme de justice alternative. Le préalable à celle-ci est toutefois que l'agresseur reconnaisse sa culpabilité. C’est d’ailleurs posé par l’un des articles de la loi qui a intégré la justice restaurative dans le Code de procédure pénale. Or, l’une des caractéristiques des auteurs de violences contre les femmes, c’est qu’il est très rare qu’ils reconnaissent leur responsabilité. De ce fait, la justice restaurative sera rarement adaptée. D’ailleurs, la personne qui anime le groupe de justice restaurative ne pourrait pas l’accepter, car l’auteur ne respecterait pas les règles de base pour participer à ce travail. L’opportunité de cette voie est l’objet d’une recherche féministe anglo-saxonne partagée. Certaines considèrent qu’on peut au moins y réfléchir, étant donné l’échec fréquent de la justice traditionnelle – ce que j’approuve – tandis que d’autres jugent que c’est encore une façon d’éloigner les femmes de la justice.

 

C. P. : Vous parliez tout à l’heure de tout un système à repenser, à la fois au niveau du dépôt de plainte, de la prise en compte de celle-ci, et de tout le chemin qu’il y a à parcourir avant d’arriver enfin en Cour criminelle ou en Cour d’assises. Qu’est ce que vous imagineriez en termes de réforme à ce sujet ? Est-ce qu’il s’agit d’une question de moyens, de formation, de lois, de procédures, de structures ?

 

C. L.M. : Tout cela en même temps. C’est un système, tout est lié et il faut reprendre l’ensemble pour mener une politique publique cohérente. Je commencerais tout de même par la formation des enfants dès le plus jeune âge. Prenez le livre d’Elena Gianini, Du côté des petites filles, qui date de 1973 mais qui est toujours pertinent aujourd’hui, sur la socialisation des filles et des garçons, dès la plus tendre enfance, sur la façon dont les professeurs s’approprient cette question là aussi. Les textes prévoient que trois heures par année scolaire sont consacrés à ces sujets ; cette obligation est très rarement respectée. Et pourtant, lorsqu’on intervient dans des établissements scolaires – ce que je fais – dans lesquels les professeur·es sont conscientisé·es sur la question, on s’aperçoit que les élèves ont des réactions bien plus saines. Ils ont conscience de leur corps, et du fait que personne n’a le droit d’y toucher sans leur accord ; ils ont identifié les personnes ressources et savent où et comment déposer plainte.

Lorsqu’on intervient dans des lycées où cette sensibilisation n’existe pas, les réactions des élèves sont inquiétantes en ce qu’à l’inverse, ils·elles n’ont déconstruit aucun des stéréotypes relatifs aux violences sexuelles. On peut ajouter à ce sujet que le développement de l’accès à la pornographie de plus en plus jeune, qui est une accoutumance à la violence absolument phénoménale, avec des jeunes qui usent de la pornographie comme un cours d’éducation sexuelle, et qui imposent à leur « copine », de plus en plus tôt, des actes violents.

 

Donc oui : éducation, évidemment, et cela demande des moyens. Il faut avoir l’obsession de déconstruire les stéréotypes : on ne peut pas être un bon professionnel si l’on a pas déconstruit ses propres stéréotypes, et ce, quel que soit le sujet. Comment peut-on bien traiter une plainte d’une femme noire si l’on n’a pas déconstruit son racisme ? Il faut déconstruire tout cela pour être un bon professionnel. Cela concerne le racisme, mais aussi la pauvreté, évidemment le sexisme, etc.

Cela concerne les policiers qui peuvent avoir des réactions aberrantes face à une victime qui vient déposer plainte, mais aussi les magistrat·es qui posent parfois des questions extrêmement problématiques aux victimes. Il y a des choses que l’on entend et l’on se dit que si l’on pouvait engager la responsabilité de l’Etat pour défaillance du service public de la justice, du moins si l’on avait les moyens humains et financiers de le faire à chaque fois, je pense que les choses changeraient beaucoup plus vite. Mais cette responsabilité n’est engagée que dans les cas les plus dramatiques et tragiques. Par exemple l’affaire de la Grande Synthe, ou le cas d’une jeune fille qui avait été violée puis tuée par l’un de ses camarades de lycée, qui avait été transféré dans l’établissement suite à une décision disciplinaire sans que l’on prévienne le proviseur des raisons pour lesquelles il avait été expulsé de son précédent établissement. La raison était un viol. Ainsi le proviseur n’a pas eu la possibilité de prendre des mesures spéciales pour protéger les autres, et ce drame s’est produit : là, l’Etat a été condamné.

Il faut donc former tout le monde, il faut prévenir, il faut répéter tous les ans, et mettre des budgets à la hauteur. Le budget pour les droits des femmes reste l’un des tout petits budgets de l’Etat, alors que l’on connaît le coût des violences. Donc même en termes de politiques bien pensées, et dans une logique purement comptable, si l’on veut vraiment diminuer les dépenses publiques, on a absolument intérêt à investir maintenant en prévention de sorte que la facture soit beaucoup moins élevée à la fin.

 

C. P. : Est-ce que vous pensez que l’introduction du féminicide dans le Code pénal, si cela se produit, sera corrélée avec une augmentation des budgets dédiés ?

 

C. L.M. : En fait l’introduction du féminicide dans le Code pénal ne changera pas grand chose dans la répression. Certaines personnes demandent à ce qu’il soit plus sévèrement sanctionné, mais ce n’est pas ma position. Le traitement serait le même que pour un homicide, ou un assassinat. Ce que je trouve intéressant dans cette introduction, c’est que cela oblige à réfléchir sur les raisons pour lesquelles les femmes sont tuées.

Trois exemples : d’abord l’attentat de Polytechnique à Montréal en 1989, où Marc Lépine, l’assassin, portait une lettre sur lui, dans laquelle il expliquait avoir voulu tuer ces femmes parce qu’elles avaient osé prendre la place des garçons dans les écoles d’ingénieurs. L’intention est ici explicite et nous sommes très clairement dans un cas de fémicide. Il se trouve qu’il s’est tué, donc il n’y a pas eu de procès. Mais s’il y en avait eu un, cela aurait été typiquement une affaire de fémicide : le motif misogyne, sexiste, de haine des femmes, clairement explicité. Il y ensuite l’affaire des incels au Canada en 2018, où cet homme a foncé avec sa voiture dans la foule en espérant tuer un maximum de femmes, parce que «tout est la faute de ces femmes, qui sont tellement exigeantes qu’ils se retrouvent seuls».

L’exemple des meurtres de Ciudad Juárez est également très parlant. C’est pour cela que je parlais tout à l’heure de paresse intellectuelle, parce que qu’est-ce que l’on fait de ces situations-là ? Elles existent ou non ? Elles existent, c’est la réalité, et c’est le rôle du droit de les prendre en compte et de les modéliser dans des catégories juridiques qui les traduisent le plus fidèlement possible, c’est le rôle du juriste.

Par exemple, pour le terrorisme, l’infraction a évolué avec les événements comme l’attentat du Bataclan. Le droit est en perpétuelle évolution, pour justement pouvoir s’adapter au plus près à la réalité à laquelle nous sommes confronté·es. Il se trouve que la réalité des féminicides, jusqu’aux années 70, n’était pas vécue comme cela puisque nous ne disposions pas des outils politiques pour la penser en tant que telle. C’est à partir du moment où les femmes se sont rassemblées et ont partagé leurs expériences qu’une analyse politique des violences s’est développée. La fonction des violences masculines à l’encontre des femmes est de perpétuer un ordre patriarcal dans lequel les femmes doivent rester à la place qui leur a été assignée.

Comment est-ce que l’on traduit cela en droit ?

La question n’est pas celle de l’universalisme, puisque la réalité n’est pas universelle. Il y a tout un travail du groupe REGINE (Recherche & Etudes sur le Genre et les Inégalités dans les Normes en Europe), constitué il y a quelques années entre juristes, autour d’une analyse féministe du droit et dont les travaux ont été publiés (cf. par ex. Le droit à l’épreuve du genre traitant de tous les champs du droit : droit fiscal, droit pénal, droit civil. Il y a par exemple un article sur les prénoms et comment les prénoms sont choisis et acceptés, avec une analyse féministe de la question, c’est passionnant). Ce groupe ne réunit qu’une cinquantaine de juristes, ce qui est peu à l’échelle d’un pays. On voit bien qu’en France la critique féministe du droit a beaucoup de mal à s’ancrer, elle n’est pas enseignée, tout comme la critique du droit tout court. Dans les pays anglo-saxons les cours de Critical legal studies font partie du coursus de base ; en France, c’est totalement impensé (ou sciemment rejeté ?). C’est aussi parce que nos juristes sont formés de façon aussi traditionaliste qu’il y a cette frilosité à aborder de nouvelles questions.

C. P. : Vous parlez de Marc Lépine, qui avait une lettre avec lui. Pour les incels il y avait également eu des prises de parole sur des forums notamment : c’était finalement assez «facile» de prouver dans ces cas-là le mobile de haine des femmes, or c’est rarement le cas autrement. Comment imaginez-vous que l’on puisse prouver ce mobile sans ce genre de preuves matérielles ? Dans votre article, vous citez l’exemple du Mexique, avec les 7 circonstances détaillées qui permettent, face à un crime, d’y voir ce mobile de haine des femmes. Est-ce que vous pensez que c’est quelque chose que l’on pourrait avoir en France ?

 

C. L.M. : Ce n’est pas dans notre tradition juridique de concision des textes, par rapport au Canada, ou au Mexique, ou d’autres pays. Mais nous pourrions réfléchir à un changement. Je ne dis pas que c’est simple, je dis qu’il y a suffisamment d’intelligence en France pour pouvoir arriver à une définition. Encore faut-il se mettre au travail. Souvent, on entend que dans ces procédures, qu’il n’y a pas d’éléments, que c’est dans le huis clos conjugal…  que c’est la parole de l’un contre la parole de l’autre : c’est une idée reçue très fonctionnelle, cela permet de silencier les femmes. Elles se disent « je n’ai pas de preuve ». Puis quand on les interroge on découvre que, «ah mais si, si, j’en ai parlé à mon amie, à mon médecin…» «Ah bon, quand ?» «C’était il y a 10 ans». On se rend compte que lorsque l’on cherche, on trouve très souvent les éléments de preuve supposés être défaillants. Donc commençons par nous donner les moyens de définir, commençons par chercher, donc par développer une méthodologie, et là encore on retombe sur une question de formations. Et dans l’hypothèse où il n’y aurait pas d’éléments, on resterait alors sur une qualification classique d’homicide ou d’assassinat. La question à se poser pourrait être : «Est-ce qu’elle a été tuée comme un homme ou pas ?». Si elle a été tuée comme un homme, ça sera un homicide, ou un assassinat. Si on l’a tuée parce qu’on voulait lui voler ses diamants, oui, ça ne sera pas en tant que femme qu’elle aura été tuée, mais en tant que propriétaire de diamants.

Par contre, je pense à une situation en particulier, celle d’une femme qui s’appelle Colette, qui a heureusement échappé à la mort. Elle a vécu à peu près 30 ans de torture. Et quand je dis «torture», il faut vraiment s’imaginer les pires tortures. Introduction d’objets dans le vagin, brûlures, épingles : de la torture, véritablement. Avec séjours à l'hôpital. Et à l’hôpital on ne lui a jamais posé la question «Madame, on vous voit régulièrement, quelles sont les causes réelles de ces blessures…?». Non. Elle rentrait chez elle, et elle était à nouveau torturée par son mari. Il a été condamné en cour d’assises, bien sûr, mais il n’a pas été poursuivi pour viols. Ils se sont dit « ce n’est pas la peine, il est déjà poursuivi pour torture». Alors que le viol témoigne aussi de la haine des femmes. Il a pour objectif de les atteindre dans l’intimité, dans l’intérieur et dans l’effraction de l’être, le fait que la justice refuse de poursuivre pour viol, c’était une façon de gommer ce motif de misogynie profonde, et de toute puissance. La preuve d’une motivation spécialement misogyne ressortira du dossier, des faits eux-mêmes ou des propos de l’agresseur. A défaut, le régime général du droit pénal s’appliquera.

 

C. P. : L’affaire dont vous nous parlez nous fait penser au fait qu’on ne peut pas cumuler les deux circonstances aggravantes qui sont celles de sexisme et de violence au sien du couple. Ça aussi, c’est quelque chose qui, vous pensez, devrait changer ?

 

C. L.M. : Je trouve ça révélateur qu’on ne puisse pas dans ce cas précisément ! Ce qui est intéressant aussi c’est la différence de traitement des violences sexuelles et violences conjugales en terme de politiques publiques, il y a eu beaucoup plus de textes, d’actions et de moyens consacrés aux violences conjugales. Pourquoi ? Parce que ces dernières touchent à la famille (au sens de famille traditionnelle) : c’est la « cellule de base de la société », qu’il faut protéger parce que si la famille est atteinte, la structure de la société aussi. Et donc pour le législateur, la famille, c’est grave. La circonstance aggravante liée à la conjugalité l’emporte. On ne va pas en plus dire que les violences conjugales relèvent d’un mécanisme de domination ! Parce que telle serait la signification de retenir les deux circonstances aggravantes. Cela permettrait de visibiliser ce lien entre toutes les formes de violences. Cette portée politique n’est pas souhaitée. Ce n’est pas forcément conscient d’ailleurs ! Vues leurs conditions de travail, le temps alloué pour étudier beaucoup de textes pour lesquels l’urgence est souvent déclarée : les parlementaires n’ont pas le temps d’acquérir les compétences nécessaires. Et malheureusement, ils ne se rapprochent pas assez des associations, ce qui, leur ferait gagner un temps précieux, même si des avancées sont notables notamment grâce aux travaux menés par les délégations aux droits des femmes.

 

C. P. : On tendrait donc, dans l’idéal, vers un système où on a un questionnement systématique du mobile, à la fois par les services de police, mais également par les services médicaux. Que pensez-vous par exemple du secret médical ?

 

C. L.M. : Le secret médical est essentiel à l’exercice de la médecine et à la construction d’une relation de confiance entre patient·e et docteur·e. Ceci étant posé, il existe déjà des situations, prévues par le Code pénal, dans lesquelles il est possible de le rompre pour protéger les victimes. Les médecin·es sont peu à l’aise avec ces signalements notamment en raison des risques de poursuite disciplinaire et/ou pénale pour violation du secret médical.

Plus généralement, les médecin·es sont encore insufisamment formé·es à la détection des violences, à l’évaluation de leurs conséquences et à l’accompagnent (ne serait-ce que par une réorientation) des personnes victimes.

Je suis par exemple étonnée de voir des ITT d’une journée après un viol. Comment est-il possible de rédiger un tel certificat lorsque l’on connaît le retentissement psychologique d’un viol. Ce médecin ou cette médecine capable de ne mettre qu’un jour d’ITT n’est pas apte à mesurer toutes les conséquences du traumatisme généré par le viol.

Plus largement, cela pose la question de l’accueil des personnes victimes. Pour que les femmes parlent, il faut que l’accueil soit de qualité, qu’une relation de confiance puisse être développée. Or, si la femme se sent mise en cause dès qu’elle met les pieds dans le bureau, elle ne dira pas la moitié du quart de ce qu’elle aurait à dire. Dans cette situation, nous sommes face à une posture non-professionnelle qui nous prive d’éléments de vérité, de preuves, dans l’instruction du dossier. Lors des échanges ou formations avec les policiers, j’insiste sur ces points : si vous écoutez mal la victime, vous vous privez d’éléments de preuve. Vous avez donc intérêt à bien l’écouter. Même si à l’intérieur de vous, vous vous dites «là franchement elle exagère, elle aurait dû faire ceci ou cela». D’abord, faites attention au langage non-verbal parce que la victime peut le percevoir, peut percevoir votre doute. Si vous vous privez de ces éléments-là, vous êtes un mauvais professionnel !

 

C. P. : Une autre chose qui nous a interpelées dans les autres sujets sur lesquels vous avez pu prendre position est la question du suicide forcé, qui est notamment portée par Yael Mellul. Il me semble avoir lu que vous vous étiez positionnée à ses côtés sur ce sujet. Notamment sur sa proposition d’en faire une circonstance aggravante du harcèlement moral. Est-ce que vous pourriez nous en dire un peu plus sur ce sujet ?

 

C. L.M. : Comme pour le féminicide, le suicide forcé pose la question de son identification puis de sa répression ; répression attachée à une infraction spécifique ou répression sous la forme de circonstance aggravante. Je suis critique des circonstances aggravantes. Une circonstance aggravante a pour conséquence principale une pénalisation accrue. Mais cela ne rend pas visible l’atteinte, ou alors indirectement. D’ailleurs c’est la même chose pour le fémicide. Certain·es pensent que le fémicide est pris en compte par la circonstance aggravante «en raison du sexe». Mais ce n’est pas pareil qu’au moment de la poursuite et de l’audience, on dise «avec la circonstance aggravante de...» et qu’on pénalise davantage, ou que l’on poursuive nommément un fémicide. En outre, mettre le critère « de sexe » sur le même niveau que tous les autres critères de discrimination interdit une analyse systémique des violences masculines à l’encontre des femmes.

Le suicide forcé est une réflexion que Yael Mellul a introduite en France, sur laquelle existent de nombreux travaux sur le sujet à l’étranger. Certains pays le considèrent comme un homicide ; il serait opportun de mener une recherche sur les raisons pour lesquelles ces pays ont modifié leurs législations. Il me paraît logique que quand un homme pousse à la mort sa conjointe, ou à l’inverse, quand une conjointe pousse à la mort son conjoint, on se pose la question de sa responsabilité. Et pas seulement de sa responsabilité civile. D’ailleurs dans une affaire où la mère de deux jeunes adultes s’est suicidée, ces derniers, convaincus que c’était leur père qui avait conduit leur mère à la mort, ont vainement essayé de faire reconnaître ce suicide en homicide. La caractérisation de la preuve est souvent présentée comme un obstacle, toutefois concernant les violences conjugales, les preuves sont le plus souvent présentes, a minima sous la forme d’un faisceau d’indices concordants. Les victimes se confient à leur.s ami.e.s, leur médecin, leur assistante sociale, aux professeurs de leurs élèves…  Il peut y avoir «vous savez, à la maison c’est difficile, il ne s’entend pas avec son père, son père est un peu dur...». Et les enfants témoins-victimes peuvent témoigner. Le sujet est plutôt celui de l’appréciation judiciaire de ces preuves.

 

C. P. : Finalement, le suicide forcé est un peu une forme de féminicide particulière. C’est un des aspects de la controverse qu’on n’avait pas vu au début, et qui nous a été expliqué par d’autres actrices qu’on a pu rencontrer : la question des féminicides finalement encore un peu particuliers, qui n’ont pas lieu au sein du couple. Ce seraient les féminicides à l’encontre des travailleuses du sexe, ou également les féminicides à l’encontre des personnes trans ? On se posait la question de savoir si le plus efficace dans la prévention et la répression était de mettre tous ces féminicides un peu particuliers sous un même étendard de la haine des femmes. Ou est-ce que la précarité à la fois économique et sociale, notamment pour les femmes travaillant dans le domaine du sexe, serait un mobile plus pertinent que leur identité de femme ? Du coup, si ce mobile est plus pertinent, est-ce qu’il faudrait envisager une incrimination encore différente ?  Même chose concernant les transidentités : est-ce que vous avez des idées sur cette question ?

 

C. L.M. : Personnellement, je n’utilise pas le terme de travailleuses du sexe, car l’utilisation de ce terme implique que la prostitution serait un travail, ce qu’elle n’est pas. Je pense que c’est une exploitation gravissime de l’être humain. Donc j’utilise les termes de «personne en situation de prostitution» pour ne pas contribuer à une normalisation de cette violence. Ces personnes sont confrontées à des violences massives consubstantielles à la prostitution, qui conduit à une chosification de l’être. Les hommes pensent qu’à partir du moment où ils payent, ils ont le droit de faire absolument tout ce qu’ils veulent. Le client est roi, n’est-ce pas. Y compris le fait, et c’est le danger de parler de «travailleuses du sexe», de se dire : «tu n’as pas fais ton travail comme prévu, donc je peux te tabasser pour te punir de ne pas avoir fait ton travail». C’est pour ça qu’on ne peut pas parler de travail, mais vraiment d’une exploitation. Je vous renvoie sur ce point à l’excellent livre de la professeure Muriel Fabre-Magnan (L’institution de la liberté).

Pour répondre à votre question, la précarité économique et sociale explique que des personnes soient contraintes à la prostitution. La prostitution tue. Lorsque les femmes sont tuées, par leurs clients, ou par les proxénètes, parce qu’elles menacent de les dénoncer, de s’enfuir, est-ce un fémicide ?. Si elles commencent à quitter les réseaux de prostitution, c’est toute une économie qui s’effondre. Donc le «rappel à l’ordre» proxénète est nécessaire pour dire à ses camarades «attention, si vous pensez quitter votre proxénète, voilà ce qui vous attend». Il y a quelques sacrifiées sur l’autel du rappel à l’ordre pour toutes les autres. Par ailleurs, ce sont des féminicides parce qu’elles sont tuées en raison de la haine des femmes. Je dirais même que la prostitution est un des signes les plus évidents de la haine des femmes. Andréa Dworkin a puissamment exposé cela.

 Je ne vois pas comment un humain normalement humain peut ne pas voir qu’acheter l’usage sexuel d’une personne est inhumain. On fait le comparatif avec l’esclavage, et même si ce sont des systèmes de domination différents, il y a des similitudes dans la chosification de la personne. Savoir que le quotidien d’une femme ou d’un homme, va être d’être pénétré.e par tous les orifices toute la journée et participer à cela, est ignoble. Pour les personnes trans, je n’ai pas suffisamment travaillé sur ce sujet pour me prononcer.

 

C. P. : La reconnaissance des victimes potentielles du féminicide, c’est une question qui a une incidence sur les comptages. On se rend compte que les comptages les plus «populaires» et les plus utilisés sont ceux de Féminicides par compagnons ou ex, qui ne relaie que les féminicides intimes. Il y a donc une grosse partie des victimes qui sont oubliées de ces comptages-là. Le problème de comptabilisation est donc très important dans la question des féminicides. Est-ce que vous imaginez un système de comptabilisation qui serait plus pertinent ?

 

C. L.M. : Pour comptabiliser, il faut nommer et l’existence d’une qualification pénale permet de nommer. Cette création d’une incrimination de fémicide conduirait à une modification de la table NATINF (Nature de l’infraction). Cet outil statistique enregistre les actes de délinquance par type d’infraction. Au fur et à mesure que l’opinion publique sera sensibilisée, conscientisée sur le sujet, la presse le relaiera aussi différemment. Jusqu’à présent, la presse n’emploie le mot «féminicide» que lorsque le crime est commis dans un cadre conjugal. Certains assassinats de femmes, je pense aux femmes SDF, échappent à cette qualification. Or, on sait que vivre dans la rue est extrêmement dangereux pour une femme : la plupart rapportent avoir été violées à de multiples reprises. Interroger la possibilité d’un fémicide, contribuera à changer le regard sur ces morts.

 

C. P. : Dans notre cours de cartographie des controverses, on nous demande d’être très méthodologiques, et notamment d’appuyer chaque propos recueilli par des preuves, qui soient statistiques ou autres. Nous nous demandions donc, par rapport à l’introduction du féminicide dans le Code pénal, pour les pays qui l’ont déjà fait, est-ce que vous avez travaillé sur des statistiques comme celles du Mexique, où l’on voit que c’est quelque chose qui a réduit le phénomène ?

 

C. L.M. : De mémoire non, mais je vais vous envoyer une étude dans laquelle il y avait quelques chiffres. C’est toujours très compliqué de mesurer l’impact du droit à travers les statistiques : est-ce que ça change les choses ? Est-ce que c’est l’impact du droit ou de la prévention ? Prenons par exemple les statistiques routières : les morts sur les routes ont beaucoup diminué à partir du moment où l’on a mis en place des politiques publiques, notamment des campagnes de publicité sur le danger. Et en même temps, le Code pénal a fait de la conduite en état d’ivresse une infraction, de même pour la conduite sans ceinture. Alors qu’est-ce qui participe de la diminution du nombre de morts sur les routes ? Est-ce que ce sont les politiques publiques, les publicités, la pénalisation de certains comportements ? C’est très compliqué de l’attribuer à un facteur, et c’est probablement la combinaison de tous ces éléments qui conduit au changement.

 

Par ailleurs, ce n’est pas parce qu’on change le droit, que du jour au lendemain on verra un changement de comportements plurisécuaires. On le voit pour le harcèlement sexuel : si #MeToo arrive aujourd’hui, c’est parce que dans les années 70, des féministes se sont battues pour dénoncer le harcèlement sexuel et les violences sexuelles en général et qu’avant elles des femmes aux 19ème siècle dénonçaient déjà le droit de cuissage des patrons ou contremaîtres. Il faut plus d’une génération pour changer les comportements, pour se rendre compte qu’un comportement n’est plus accepté. On trouve encore des personnes âgées pour nous dire que finalement, « ça » n’était pas si grave.

C’est pour cette raison qu’il peut être prématuré de poser la question de savoir si la législation mexicaine a eu un impact.

Il y a en outre un autre aspect à prendre en compte, c’est ce que l’on nomme les fonctions pédagogique et expressive de la loi. Selon la professeure Christine Lazerges, « La loi pénale est en effet d'abord un outil d'enseignement. Chaque interdit posé constitue un panneau de signalisation, une balise ou un kern, instrument d'une pédagogie de la citoyenneté donc de la responsabilité sociale. La loi pénale est dans le même temps expressive des valeurs essentielles de la société ou des règles d'organisation de la vie en société. » D’où l’importance de nommer les crimes pour ce qu’ils sont.

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