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Gwénola Ricordeau

Fiona : La première question qu’on aurait pour vous c’est : comment est-ce que vous, vous définissez un féminicide ? on a étudié à travers le temps et les domaines, les différentes définitions qu’il peut y avoir sur ce terme, que ce soit de la définition de la victime, du côté de la définition des auteurs, les typologies. Comment vous, vous définiriez ceci ?

 

Gwénola Ricordeau : Je pense que c’est une définition largement admise ; vous me direz si ce n’est pas le cas : c’est l’homicide d’une femme parce qu’elle est une femme. Il y a la question de la discrimination spécifique à l’égard des femmes.

 

F. : Oui, c’est globalement le consensus qui existe. Si on rentre plus dans vos domaines de recherches, c’est vrai qu’on n’a pas eu accès à énormément de textes, mais à travers quelques interviews, on a vu que vous avez travaillé sur la justice pénale, que vous avez des points de vue, dans ce que nous avons exploré, assez  spécifiques sur la question. C’est surtout votre rapport aux victimes qui nous intéresse : est-ce que, lorsque vous parlez par exemple de justice transformative, et du rôle des communautés, vous avez en tête le féminicide en France ?

 

G.R. : Je vais revenir au début de votre question pour dire que je suis abolitionniste, abolitionniste du système pénal. C’est vrai que c’est, en tout cas en France aujourd’hui, une position assez marginale, à la fois dans le champ politique, mais aussi dans le champ des études sur le système pénal, que ce soit dans la sociologie, la science politique, etc. En clair, peu de mes collègues en France se réclament de l’abolitionnisme – je ne sais même pas si des collègues le font. Et dans le champ politique, c’est sûr que les mouvements dominants, majoritaires des féminismes aujourd’hui sont très éloignés des positions abolitionnistes. Après, pour ce qui est des féminicides, si pour moi c’est une des formes des violences faites aux femmes, bien sûr que c’est un sujet de préoccupation de l’abolitionnisme, et des formes de justice, en dehors du système pénal, qui sont proposées par l’abolitionnisme pénal. Là où il peut commencer à y avoir un désaccord sur le vocabulaire – en tout cas, une précaution – c’est que les réflexions abolitionnistes critiquent les catégories pénales, et critiquent le fait de promouvoir de nouvelles catégories pénales. Pour expliciter ça, d’abord les critiques des catégories pénales, c’est l’idée que – je ne vous apprends sans doute rien – le système pénal a ses catégories d’infractions, qui sont les crimes, les délits, etc. Les abolitionnistes disent “nos préoccupations ne s’arrêtent pas à ces catégories-là”. Il y a des catégories qui sont totalement injustes, car elles recouvrent des faits qui ne font du tort à personne. Par exemple pour la vente de produits stupéfiants, il n’y a pas de tort qui est commis – je vais un peu rapidement, il faudrait être plus subtile sur cette question. Donc il y a une critique des catégories du système pénal formulée par les abolitionnistes qui disent « nous, ce qui nous intéresse, ce ne sont pas les crimes et les délits, ce ne sont pas les infractions pénales ; c’est ce que les victimes subissent comme torts, et comment on va prendre en charge ces torts-là. » 
 

Et puis, à partir de cette critique de l’existence-même des catégories pénales et de la façon dont ça peut nous restreindre dans nos façons de penser, après, dans le champ politique, il y a l’idée qu’il ne faudrait pas contribuer à créer de nouvelles catégories pénales. Or, le “problème” avec le terme de “féminicide” – on s’est mis d’accord sur la définition – c’est qu’on voit qu’il a un usage politique. Un usage politique qui est de reconnaître la spécificité de certains homicides, et du coup de pousser à la reconnaissance de peines spécifiques, qui seraient prononcées pour ces homicides-là. Du coup, je dirais que le champ d’action des abolitionnistes ne se situe pas sur le champ du droit, et pour prendre un image rapide, de faire gonfler la sphère pénale et de prendre davantage de situations en charge. Puis – et là, il n’y a pas que les abolitionnistes qui le disent – c’est de considérer qu’il y a déjà suffisamment d’outils dans le droit pénal pour à la fois punir ces actes, et en reconnaître certaines spécificités. 

 

F. : Vous parlez du fait qu’il y a déjà suffisamment d’outils. Est-ce que, dans votre travail, il peut vous arriver d’avoir à produire des textes, ou alors d’autres types de ce qu’on pourrait appeler des preuves, qui vont dans ce sens ?

 

G. R. : Je ne suis pas une juriste. Ce que vous voulez dire, c’est : quelles sont les preuves de ce que je viens d’avancer ?

 

F. : C’est plutôt en termes de méthodologie : on essaye de comprendre comment, à partir de votre travail, vous pouvez prendre part aux discussions qu’il peut y avoir, dans ce cas sur la question “est-ce que l’arsenal existant est suffisant ou non”. Par exemple, comment vous allez communiquer vos travaux de recherche et à qui, pour participer aux échanges qu’il y a en ce moment.

 

G. R. : En fait, en tant que chercheur-se-s, notre travail passe beaucoup par les publications scientifiques, et parfois par de la vulgarisation. Donc j’ai écrit ce livre qui est paru à l’automne dernier, j’ai donné un certain nombre d’interviews qui relèvent de ce travail de vulgarisation. Après je suis aux Etats-Unis, je ne milite pas en France, même si j’ai des échanges réguliers avec des personnes impliquées dans des luttes. Je n’ai pas d’échanges avec les grands courants dominants du féminisme.

 

 

F. : C’est intéressant de situer votre travail aux Etats-Unis ; on a vu que vous travaillez aussi sur les Philippines. On est très intéressées la dimension internationale. De votre point de vue situé aux Etats-Unis, comment pourriez-vous lier les travaux menés en France à ceux menés en Europe, et ensuite dans d’autres zones du monde ? 

 

G. R. : C’est vrai que j’ai migré aux Etats-Unis il y a un petit moins de 3 ans. Mais mon abolitionnisme a quand même été beaucoup façonné à la fois par le champ académique et le champ militant aux Etats-Unis. C’est aussi une des raisons pour lesquelles j’ai migré ici : l’abolitionnisme, que ce soit dans le champ académique ou dans le champ politique, est beaucoup moins marginal qu’il ne l’est en France. Après, les Philippines, si on parle de luttes féministes, c’est un autre contexte, une autre histoire. Un contexte où les luttes féministes sont beaucoup plus souvent perçues comme des luttes occidentales – cela pourrait être un autre débat – avec la question des violences faites aux femmes qui est très souvent à la fois minimisée et vue comme un problème des hommes blancs qui viennent aux Philippines et qui commettent des violences à l’égard des femmes. C’est vraiment un autre contexte, à la fois politique et académique, et de formulation de débats. 

 

 

F. : Pour revenir par exemple du côté des auteurs de féminicides : une phrase qui nous a frappées dans une de vos interviews qu’on a pu consulter, c’est qu’un des effets de la lutte actuelle contre les violences conjugales était la criminalisation de davantage d’hommes, mais aussi de femmes, à cause du recours trop généralisé à la sphère pénale.

 

G. R. : Aux Etats-Unis, les recherches sont très fermes là-dessus. A ma connaissance, il n’y a pas eu de recherches qui diraient cela en France. Mais la France est bien derrière le Etats-Unis en termes de durcissement des politiques pénales sur les violences domestiques. Aux Etats-Unis, en fait ce qu’il s’est passé c’est que dans les année 80-90, il y a eu de plus en plus d’états qui ont mis en place des politiques d’arrestation systématique en cas de violences domestiques. Donc j’emploie à dessein ce terme de “violence domestiques” et pas de violences faites aux femmes. Le fait qu’il y ait ces obligations d’intervenir et d’arrestations par la police, a fait que souvent, les policiers, et notamment lorsqu’ils interviennent dans des foyers avec des familles africaines américaines, ou des familles LGBT, ont tendance à arrêter tout le monde. Ca ne touche pas que ces cas-là, mais on l’observe. On a eu une augmentation des femmes incarcérées dans des situations où elles se défendaient, où elles étaient victimes de violences de la part d’un partenaire. Il faut évoquer Beth E. Richie notamment, qui a travaillé spécifiquement sur les femmes africaines américaines et comment elles avaient été “victimes” de cette montée en puissance de ces politiques. Et l’autre effet du durcissement des politiques pénales en matière de violences domestiques, c’est qu’il y a eu aussi de plus en plus de femmes ou de tiers qui n’osent pas appeler la police. Soit parce qu’elles s’étaient elles-mêmes susceptibles d’être criminalisées – on peut penser à des femmes engagées dans des activités illicites, par exemple le travail du sexe, mais ça peut aussi être des femmes qui ont des produits stupéfiants à leur domicile – ou la peur que le recours à la police ait des effets disproportionnés. Je pense par exemple au cas où les auteurs, ou la victime elle-même, n’ont pas de titre de séjour valable, et que le fait d’appeler la police puisse entraîner une expulsion, et donc un coût totalement disproportionné, peut-être, par rapport à ce que la personne est en train de vivre. 

Donc le bilan de tout cela n’est pas très positif. Il y a même une auteure, Leigh Goodmark, qui appelle à décriminaliser les violences conjugales – quand je parle de violences conjugales, violences faites aux femmes, pour moi les féminicides sont une sous-catégorie, la catégorie la plus grave, de ces violences-là. Ce qu’elle décrit, ce sont des cercles pernicieux qui font que les hommes qui sont criminalisés perdent leur emploi, perdent leur logement, se retrouvent dans des situations de plus en plus précaires. Et cette précarité est un facteur de passage à l’acte dans les violences faites aux femmes.

 

F. : Justement, vous parlez du fait que les féminicides sont comme une sous-catégorie des violences faites aux femmes. Est-ce que vous adhérez au concept de continuum de violences dont parlent beaucoup d’acteurs de la thématique ?

 

G. R. : Je vous avoue que je n’ai pas réfléchi à cela. Mais a priori ce me semble faire sens dans ce qu’on peut connaître des violences faites aux femmes.

 

F. : Vous parlez des victimes et de comment elles peuvent vivre les effets du droit, qui peuvent impacter leur comportement. Lorsque vous parlez d’une justice qui mobilise les membres des communautés, par exemple pour compenser ou compléter le fait qu’il y a déjà suffisamment de catégories pénales, est-ce que vous projetez en France le type de solution qui pourrait être mise en place pour répondre, à la place de ce type de dispositifs, au problème des féminicides par exemple ?

 

G. R. : Quand on parle de mise en place de justice transformative, on parle de processus qui se mettent en place en dehors du système pénal. C’est l’idée de créer quelque chose à l’extérieur du système pénal.

 

Mais avant de répondre à votre question, je voudrais faire un petit détour parce que je pense qu’il y a quelque chose que les courants dominants du féminisme, lorsqu’ils appellent à davantage de criminalisation des violences faites aux femmes, ne chiffrent pas. C’est lorsqu’on nous dit “il faut des plaintes systématiques et un prononcé systématique de peines de prison dans les cas de violences faites aux femmes”, et je comprends bien que votre sujet est sur les féminicides. Si on réussissait à réaliser leur projet, cela voudrait dire de mettre au moins 100 000 hommes tous les ans en prison en France – à la louche, puisqu’on chiffre a minima le nombre de viols à 50 000, si on prend les attouchements sexuels, les autres formes de violences etc. on serait facilement à 100 000 par an. Si on se dit que le viol est un acte sévèrement puni par le droit pénal français aujourd'hui, soit par 15 ans de prison, même en admettant que ces personnes fassent 10 ans de prison, on peut très vite imaginer avoir un système pénal qui monte à plusieurs centaines de milliers d’hommes incarcérés. Ce qui rejoint tout à fait les estimations qu’on a, très souvent, de 5 à 10% des hommes ayant commis des viols, des agressions sexuelles, etc. Le projet, s’il était mené à bien, serait le passage par la prison d’une très grande proportion d’hommes aujourd’hui. Vous le savez sans doute, mais aujourd’hui il y a 70 000 personnes qui sont en prison. Avoir 100 000 places de prison qui seraient créées tous les ans voudrait dire construire au moins une centaine de prisons, au moins une par département, tous les ans. Je pense que c’est important de le dire, parce qu’on accuse parfois les abolitionnistes d’être des utopistes. Mais le projet que nous proposent les courants dominants du féminisme n’est jamais énoncé aussi clairement. 

Or si on avait autant d’hommes qui étaient en prison, il n’est pas sûr... et il faudrait peut-être le dire encore plus fermement : l’effet dissuasif de la punition est extrêmement discutable et est extrêmement peu prouvé. Donc est-ce qu’on peut faire le pari que mettre des centaines de milliers d’hommes en prison réduirait le niveau de violence ? Est-ce que la peur de la sanction serait efficace ? On le connaît pour d’autres champs des activités délictuelles ou en tout cas des infractions, comme le code de la route : est-ce qu’il faut multiplier les gendarmes, est-ce qu’il faut aggraver les peines ? Tout cela est quand même bien hypothétique. 

En sachant qu’en plus, en tout cas aujourd’hui, le droit est appliqué inégalement. C’est-à-dire qu’il y a une très forte tendance à ce que les personnes qui sont poursuivies et celles qui sont condamnées appartiennent bien plus aux classes populaires, aux personnes issues de l’immigration et de l’histoire coloniale. Donc on peut quand même penser que davantage de criminalisation s’accompagne d’un coût social pour ces populations, et pas seulement sur les hommes qui sont criminalisés, mais aussi sur leur entourage. C’est-à-dire que quand vous envoyez quelqu’un en prison, il n’y a pas que la personne qui est en prison qui est affectée. Cela voudrait dire aussi des familles entières, des communautés entières, des quartiers entiers qui sont impactés par le durcissement des lois.

 

Alors maintenant, la justice transformative : c’est un prolongement de ce qui a commencé à se développer dans les années 70, et qu’on connaissait sous le nom de justice réparatrice. C’est cette idée qui part d’un constat, qui n’est pas fait que par les abolitionnistes, que la punition ne fonctionne pas. La punition ne fonctionne pas pour dissuader, elle ne fonctionne pas pour changer les auteurs : elle n’en fait pas de meilleures personnes. Donc il faut sortir du caractère rétributif de la justice. Cette idée de la rétribution qui est au centre de la justice pénale, que pour un fait, il faut qu’il y ait une punition, et une forme d’équivalence entre les uns et les autres. 

Donc la justice réparatrice, qu’on nomme après justice transformative, s’oppose à la punition, au caractère rétributif du système pénal. En disant qu’en fait, le système pénal ne fonctionne pas, le fait qu’il y a autant de délits et de crimes, de féminicides etc. étant une preuve qu’il ne fonctionne pas. Il est censé dissuader et ça ne fonctionne pas : il y a de la récidive, c’est encore un autre exemple que ça ne fonctionne pas. Les abolitionnistes et les promoteurs de la justice transformative disent : tout ce que le système pénal est censé faire – c’est-à-dire nous protéger ; reconnaître l’étendue des préjudices qui ont été subis par les victimes, tout cela – on pourrait le faire mieux. 

Le “problème”, c’est qu’aujourd’hui on est dans une société capitaliste avec une division des tâches, avec des experts. Aujourd'hui, si vous suspectez que votre voisin commet des violences contre sa femme, c’est beaucoup plus simple d’appeler la police ou un numéro vert, et de déléguer à des experts cette situation. Ca ne va pas prendre beaucoup de temps, et c’est normal, dans la vie sociale qui est la nôtre aujourd’hui. On n’a pas vraiment le temps d’aller passer des heures chez notre voisine ; et puis peut-être tous les jours de parler avec elle ; d’aller solliciter un autre voisin pour dire «  je suis soucieuse de ce qui se passe ; et puis peut-être qu’elle est isolée, qu’il faudrait qu’on en discute ensemble pour trouver des solutions, etc. » Donc c’est aussi pour ça que la justice transformative, la pensée abolitionniste, ont eu perspective critique, et on peut même dire révolutionnaire, sur l’organisation de la société telle qu’elle est aujourd’hui.

 

La justice transformative naît et se répand dans des communautés souvent marginalisées, et qui n’ont pas accès au système pénal. C’est pour cela que ça a été surtout développé dans les communautés LGBT, dans les communautés des travailleuses du sexe, dans les minorités raciales aux USA, parce qu’elles savent que lorsqu’elles sont victimisées, elles n’ont pas accès à des formes de protection par la police ou la justice. Parce que le fait même d’appeler la police aux Etats-Unis, beaucoup plus qu’en France d’ailleurs, peut mettre certaines personnes en danger.

Juste une illustration : en France comme aux USA, on a des plus en plus de recommandations pour porter des masques pour se protéger du coronavirus. Et là, on a des inquiétudes de la part des Africains-américains. Car qu’est ce que ça veut dire pour eux de porter un masque dans l’espace public ? Autant, on peut présumer que les policiers verront une personne blanche masquée comme une personne qui se protège du virus, autant il y a une peur que cela entraîne des homicides pour les personnes racisées. On vit aux Etats-Unis dans un contexte beaucoup plus dur qu’en France, par rapport aux violences policières. Pour certaines communautés c’est vraiment une question de vie ou de mort que de ne pas avoir à faire à la police.

Donc ce sont des processus longs, collectifs, de recherche, à la fois de ce dont la victime a besoin, ses besoins pouvant être très divers : protection, reconnaissance des préjudices subis, mais aussi besoin de savoir ce qu’il s’est passé, de connaître la réalité des faits. Les procédures collectives peuvent aider à répondre à ses besoins. Ce qu’apporte la justice transformative, c’est l’idée de responsabilité collective. Aux USA on parle de responsabilité communautaire ; en France, on n’aime pas trop le mot « communautaire » et on ne l’entend pas forcément de la même façon. 

L’idée c’est que la responsabilité individuelle existe, dans la commission de l’acte, mais ne permet pas de tout expliquer. C’est bien sur la responsabilité individuelle qu’est basé le système pénal : il a besoin d’un acte et d’un auteur, sans ça, ce n’est plus de la justice pénale. Il y a des évolutions, notamment avec les crimes écologiques, mais pour l’essentiel, le système repose sur la responsabilité individuelle. La justice transformative prend le contrepied, et dit qu’il y a aussi une responsabilité communautaire, et ce dans la commission des faits, mais aussi dans la prise en charge des actes de la victime et de l'agresseur. Et donc, plutôt que de faire reposer la prise en charge des faits sur de l'exclusion, de la stigmatisation, qui est le propre du système pénal, avec la théorie du labeling et les théories de la stigmatisation que l’on voit souvent en sciences sociales avec Becker (né en 1928, Howard Saul Becker est un sociologue américain dont le livre Outsiders, paru en 1963, jette les bases de la théorie du labeling, ndlr). Les pratiques transformatives veulent faire le contraire : il faut entourer socialement la personne qui a commis des actes, créer des liens extrêmement forts autour de cette personne, pour la faire changer, pour prévenir la commission d’autres actes. Dans ce nom de justice transformative, il y a aussi l’idée de transformer les communautés et les conditions sociales qui ont rendu possible la commission des actes. 

 

F. : Tout cela est nouveau dans nos recherches et nous ouvre donc de nouvelles portes, en même temps que cela fait écho à des recherches que l’on a pu mener, dans lesquelles on a vu des initiatives telles que des maisons pour accueillir des hommes violents.

 

Cloë : Nous avons en effet entendu parler de plusieurs centres, créés notamment par une association qui s’appelle Altérité, qui sont une alternative à la prison, dans lesquelles des hommes qui ont commis des violences peuvent être envoyés sur décision pénale ou décider eux-mêmes d’y aller. Avec une “quasi-totale” liberté, notamment comparée à la prison, avec certaines restrictions bien sûr (couvre feu, limitation des invitations de personnes extérieures, etc.). Mais les chiffres nous ont étonnées au début, notamment concernant la reprise de la vie conjugale à la sortie de ces maisons : beaucoup d’entre eux reprennent une vie conjugale normale ensuite, souvent avec la personne envers laquelle ils avaient commis des violences dans le passé. 

 

G. R. : Je ne connais pas cette institution, merci pour l’information. Après, c’est toujours compliqué d’évaluer les mesures pénales ou les démarches telles que celles-ci, parce qu’il y a toujours la possibilité d’un biais énorme : les hommes qui peuvent y être envoyés ne sont pas forcément choisis de façon aléatoire. Il y a un possible biais de sélection, on pourrait envoyer dans ces institutions des hommes qui auraient, pour X raison, de meilleures chances de ne pas récidiver.

 

F. : C’est vrai que cela nous renvoie aux différentes catégories évoquées par Anaïs Defosse, avec certains hommes qui sont très réceptifs, d’autres moins, qui demandent plus de travail, et d’autres pour qui aucune thérapie n’est possible, et qui ne seront jamais vraiment intégrables au système. Vous parlez d’une prise en charge par la société de la victime et de l’auteur, et je me demande si dans le cas du féminicide, cette sorte de dichotomie peut être exploitée avec des différences dans les réponses que l’on peut apporter, et si oui pourquoi ? Du fait même que la victime n’est plus là pour parler, comment mettre en place des dispositifs pour les victimes “collatérales”, comment prévenir d’éventuelles nouvelles victimes, en faisant, comme vous le dites, de la prévention ? Dans le cadre de la justice préventive par exemple, on devrait ré-apprendre en tant que société à veiller les un.es sur les autres, à consacrer du temps, et à se responsabiliser chacun.e ? Et du côté des auteurs, quelle différence en terme de responsabilité ? 

 

G.R : Je pense que le but est d’éviter les féminicides. Qu’est ce que l’on fait après que le crime s’est produit est une autre question. Ce qui me paraît très important, ce sont les ressources données aux femmes pour leur permettre davantage d'autonomie. On est dans une société qui reste profondément inégalitaire d’un point de vue matériel. Rien que les différences de salaires sont un scandale absolu. Donc je pense que la condition matérielle des femmes est essentielle pour prévenir ces violences, pour donner aux femmes la possibilité de faire de vrais choix, notamment le choix de partir dans un contexte de violences. Tant que l’inégalité économique, le contexte de ressources inégalitaires, ainsi que le manque de possibilité d’accéder à l’autonomie matérielle, financière et émotionnelle seront là, des femmes resteront dans des situations de violences. C’est surtout là-dessus que j’insiste : la possibilité d’autonomie des femmes, que ce soit par les conditions de travail, les ressources en termes de foyers d'accueil, la question du travail domestique, de la garde des enfants, des pensions alimentaires, etc. Tout cela me semble primordial pour permettre d’éviter ces situations, et d’éviter aussi que des femmes se retrouvent dans des situations d’auto-défense. 

 

Ce que l’on voit dans beaucoup de cas de féminicides, c’est que cela n’arrive pas comme une tempête sur une mer calme. Souvent on parle de “signes”. Ce n’est pas ce qui attire le plus mon attention. Pour moi ces signes sont des façons de lutter pour ces femmes : ces femmes se défendent, comme elles le peuvent, elles essayent d’aller à la police, d’en parler à leurs amies, elles essayent de se défendre. Donc, ce sont les manières dont les femmes réussissent à se défendre qui doivent nous intéresser. Et plutôt que les penser comme des victimes sans défense qui ont été livrées à des hommes violents, il faut plutôt voir l’extrême énergie que ces femmes ont déployée pour essayer de se sauver, et souvent de sauver des enfants. Parce que survivre à un homme violent demande beaucoup d’énergie, et c’est aussi une chose sur laquelle on insiste beaucoup dans l’abolitionnisme : c’est que ces victimes ont un savoir énorme de survie. Lorsque l’on parle des violences faites aux femmes, il y a un savoir des femmes sur ces violences là, et que donc plutôt que de recourir au pénal, écoutons les victimes : quelles sont les stratégies qu’elles ont déployées, et quels sont leurs savoirs. Il y a sans doute là beaucoup plus de choses créatrices que l’on peut valoriser.

 

F. : Quand vous parlez de développer un savoir, et des signes autour des féminicides notamment, cela me fait penser à certaines actrices, notamment Yael Mellul, qui pensent que l’on devrait reconnaître comme féminicides des formes qui ne le sont pas pour l’instant, tel que le suicide forcé. Est-ce que vous pensez qu’inclure ce type de “catégorie” pourrait servir à consolider ce savoir en enrichissant le terme “féminicide”, sans pour autant créer une catégorie pénale ?

 

G.R : Bien sûr qu’il y a des cas de suicides qui relèvent des violences masculines et que l’on doit intégrer dans la réflexion. Prévenir les suicides de femmes qui sont dans ces situations-là doit faire partie de l’action collective. Après je pense que ce serait très périlleux que cela devienne une catégorie pénale. Je n’y ai pas suffisamment réfléchi, mais je vois déjà des dangers potentiels qu’il y aurait à créer une telle catégorie. 

 

F. : Étant aux USA, avez-vous un point de vue à l’international sur quand ont commencé ces prises de conscience des différentes sociétés par rapport aux meurtres de femmes ? Car en France on a vu que c’était surtout autour de 2016-2017, et encore plus les deux dernières années, quand les médias et le gouvernement se sont emparés de ces questions, notamment à travers des comptages citoyens. Je me demandais donc si du point de vue du continent américain il y avait eu d’autres schémas, sachant que l’on a déjà beaucoup entendu parler de ce qu’il s’est passé en Amérique centrale et en Amérique du Sud ?

 

G.R : Oui, l’Amérique latine a été très pionnière sur ces questions, notamment au Mexique, avec la situation à Ciudad Juarez, et je sais que les féministes latinas ont été extrêmement pionnières sur ces questions là. Pour ce qui est des USA, je n’en sais rien. Evidemment ce mot existe et est compris dans les milieux féministes, mais je ne saurais pas dater. 

 

F. : Ici on a évoqué plusieurs points de controverse, et notamment l’abolitionnisme en tant que positionnement extérieur aux échanges qui peuvent avoir lieu dans les sphères politiques, notamment en France. Est-ce que vous pensez à d’autres points de controverses qui pourraient exister autour du sujet des violences faites aux femmes ? 

 

G.R : Il y a déjà la question de la prostitution et du travail du sexe, qui est considéré par certains mouvements féministes comme étant intrinsèquement une violence faite aux femmes. Comme ça, je n’en vois pas forcément d’autres. Vous pensiez à quelque chose en particulier ? 

 

F. : De notre côté on avait repéré les problèmes autour des comptages, comme on a beaucoup de mal à définir le féminicide, parce que d’abord des questions se posent autour de la définition même de ce qu’est être une femme avec les questions des transféminicides. On a aussi réfléchi à la question des travailleuses du sexe, qui sont très écartées des comptages officiels… Il y a aussi les morts “différées”. On avait donc les questions de statistiques, mais aussi de définitions, avec le suicide forcé par exemple.

 

G.R : Pour les comptages, j’imagine que vous regardez les statistiques du Ministère de l’Intérieur ? Pour les homicides, je ne me rappelle plus exactement de la dernière fois où je les ai consultés et les catégories qui sont utilisées, mais elles sont évidemment imprécises. Il y a effectivement le problème des personnes trans, qui risquent d’être comptabilisées selon des papiers d’identité qui ne leur correspondent pas. Sur un autre sujet, je crois que le Ministère de l’Intérieur avait fait une note à ce propos, sur les homicides : si l’on regarde les catégories d’âges élevés, ce sont souvent des cas d’euthanasies. Cela concerne plus souvent des hommes, car ce sont souvent des femmes qui commettent une euthanasie sur leur partenaire. Il peut y avoir des cas de personnes plus jeunes aussi, dans des cas de maladies graves, et la question se pose aussi : que fait-on de ces cas-là ? 

 

F. : Oui nous avions entendu parler des crimes dits « altruistes », et rencontré les cas de légitime défense, est-ce que vous avez un avis sur le sujet ? Le fait qu’une femme tue un homme en situation de légitime défense pourrait-il être considéré comme un féminicide ? 

 

G.R : C’est la fameuse phrase : “Les hommes tuent pour ne pas qu’elles partent et les femmes tuent pour partir”. Effectivement, il y a ces cas-là, qui doivent poser un problème de comptage.

 

F. : Enfin, comment est-ce que pour vous, l’apparition du terme “féminicide” tel qu’on le connaît actuellement, a pu produire, ou amené certains domaines des sciences sociales à produire des savoirs ? On a vu des travaux notamment en histoire, en psycho-sociologie… Est-ce que de votre point de vue, l’apparition du terme a pu stimuler des recherches dans des domaines donnés, et si oui, pourquoi ?

 

G.R : Cela fait quelques années que je ne suis plus dans le champ académique français, donc c’est vrai que je vois tout ça un peu de loin, donc je ne peux vraiment pas vous répondre précisément. Peut-être des sociologues ? 

 

F. : C’est un champ que nous comptons explorer plus avant en effet.

Merci beaucoup !

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