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Margot Giacinti

Auriane : Pour commencer, comment est-ce que vous définiriez le féminicide, peut-être en partant de la définition que vous donnez dans l’article que nous avons lu, où vous parlez d’un « concept féministe » de féminicide ?

 

Margot Giacinti : Sur la définition, on va dire qu’elle est fluctuante en fonction des pays et en fonction des époques. Vous l’avez vu dans l’article, dans la première partie : la première fois que le mot apparaît, on a vraiment l’impression qu’on parle du meurtre de femme strict. Il n’y a pas forcément cette dimension de genre qui intervient dans la définition de féminicide ; il n’y a même pas vraiment de définition à ce moment. On commence seulement à l’utiliser, mais il n’est pas défini à proprement parler. 

Il faut vraiment attendre 1992 avec la publication de l’ouvrage de Diana Russell et Jill Radford pour qu’il y ait vraiment un moment où l’on se pose la question de quel est ce crime, comment on pourrait le définir conceptuellement. C’est à ce moment là que l’on a, déjà, une première tentative de définition, qui est donc « l’assassinat misogyne d’une ou de plusieurs femmes par un ou plusieurs hommes ». Ce qui est intéressant, parce qu’elles le posent directement, ce sont vraiment « des hommes qui assassinent des femmes » – on verra que cela changera par la suite dans la définition que l’on donne.  C’est donc la première définition, qui va finalement devenir « le meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme » (deuxième définition). Et finalement, on se rend compte qu’avec les reprises latino-américaines, on a quand même, en plus, cette idée d’impunité qui en découle. C'est-à-dire que la justice ne va pas se saisir des cas ; ne va pas poursuivre les meurtriers ; l’Etat ne va pas mettre en place d’outils de prévention. Donc il y a aussi une dimension de non prise en charge de l’Etat de cette question sociale. C’est l’un des apports des Latino-Américaines. 

Après, au niveau de la définition, on se rend compte que le cœur de la définition, des « femmes tuées par des hommes », est toujours très présent car le rapport de domination est structurel. Il y a donc forcément cette dimension, mais on se rend compte que des femmes peuvent tuer des femmes aussi, dans le cadre des féminicides. Cela est moins commun, mais n’est pas non plus exclu. La définition reste quand même celle des hommes qui assassinent des femmes, mais on a des cas, notamment dans les études qui travaillent sur l’Inde, de femmes qui participent aux féminicides, qui en sont complices. On n’a pas d’exemple précis d’une femme qui aurait directement tué une autre femme, mais en tout cas on observe une participation à ces crimes qui reste présente et qui n’est pas juste une exception.  

 

A. : Donc la définition que vous reprenez est un peu la somme de toutes les définitions historiques ?

 

M. G. : Oui. J’ajouterais que de plus en plus, le fait d’être une femme peut être défini par le fait d’être toujours placée en situation de vulnérabilité. Pour moi, c’est ce qui va permettre de creuser ce que veut dire être femme, car c’est une question qui est tentaculaire. Mais en le définissant à partir d’une vulnérabilité structurelle,on replace ce qu’il y a de systémique dans ce crime. On voit que ces faits sociaux sont visibles à différentes échelles, à différentes périodes, quedes mécanismes similaires ou proches sont à l’œuvre, et qu’ils s’inscrivent dans les rapports sociaux de genre. Le fait de replacer la vulnérabilité est donc aussi une manière de dire que ce n’est pas parce qu’on est femme que l’on est fragile, mais qu’on est perçue comme l’étant. Cela permet de mettre de la distance avec cet argument essentialisant qui consisterait à dire « nous sommes des femmes, nous sommes fragiles ». C’est une manière de me séparer de toutes ces analyses à contre-courant des analyses féministes. 

 

A. : Pour revenir sur la qualification de concept « féministe » du féminicide : nous avons pu croiser d’autres acteurs qui eux en parlent soit comme un concept politique, soit comme un concept purement statistique. Pourquoi le qualifiez-vous comme féministe ?

 

M. G. : Je pense que d’une  part, on ne peut pas extraire ce fait social de la position dans laquelle les victimes sont placées. Donc c’est difficile de ne pas avoir une analyse féministe quand on se rend compte qu’il y a tant de meurtres de conjointes, tant de meurtres de travailleuses du sexe, tant de disparitions de femmes. Pour moi ce concept rentre clairement dans le continuum des violences, c’en est même une borne pour moi. Ce qui ne veut pas dire qu’il est plus grave que le viol, que d’autres violences. Mais c’est vrai qu’on a du mal à imaginer aller plus loin que la mort, que l’assassinat. Pour moi, ce continuum se finit comme ça. La deuxième réponse est que dans les origines du mot en français, il y a quelque chose qui m’a vraiment frappée dans mes recherches. C’est qu’on a une utilisation, très tôt, à la toute fin du XIXème siècle et au début du XXème, par une féministe de la première vague : Hubertine Auclert. Il y a déjà dans ses propos une forme de dénonciation d’un tas de conditions sociales qui font que les femmes vont mourir plus facilement que les hommes. Il y a donc vraiment une appréhensiondes rapports de domination, qu’elle cherche à réintégrer par le langage. Ce qui est assez drôle, c’est que le mot « féminicide », dans les écrits d’Hubertine Auclert, apparaît quasiment au même moment que le mot « féministe ». Pour moi il y a vraiment un lien, il y a un moment où il faut se dire que par le langage, on peut transformer les rapports sociaux : en nommant les choses, on les fait apparaître. Avec le fait de nommer les choses, on se rend compte des tensions qui travaillent. Pourquoi ne pas garder « homicide » tout court ? Parce qu’il y a besoin de nommer et spécifier, pour arriver, peut-être, à rendre compte.

 

A. : Dans le prolongement de ce que vous dites, j’entends que ce ne serait pas un objet que l’on pourrait envisager en dehors des perceptions sociales, de ce qu’est être une femme, du continuum des violences, de la société. Est-ce que l’on pourrait aller jusqu’à dire que le féminicide est un outil qui permet d’appréhender concrètement le patriarcat, dans le sens où le patriarcat serait une notion globale et abstraite, et que le féminicide permettrait de le saisir et de montrer les dynamiques à l’oeuvre ? En tout cas, peut-on comprendre le féminicide sans l’inscrire dans le système global du patriarcat ? 

 

M. G. : Effectivement, la particularité du féminicide c’est d’avoir une certaine matérialité : un assassinat, un corps mort. Pour le viol, c’est plus difficile : même si il y a des victimes, des témoignages, la souffrance, ou au contraire, la capacité à vivre avec, c’est finalement difficilement matérialisable. Avec le féminicide, on a des corps, on a des mortes. Et je trouve intéressante la façon dont c’est repris par les colleuses : il y a vraiment une forte matérialité dans cet acte, qui permet peut-être de s’en saisir plus facilement aujourd’hui, parce qu’il est d’autant plus visible. La question qu’on pourrait se poser est : pourquoi n’a-t-il pas été visible plus tôt ? Parce que finalement la mort des femmes n’est pas nouvelle. Alors pourquoi ne s’est-on pas saisi de cette matérialité-là ? Je n’irais pas contre l’idée que le féminicide est un concept politique, c’en est un, dans la mesure où les féministes l’utilisent pour rendre compte d’une expérience vécue par la femmes en le revendiquant comme expérience collective de domination. Après, cette matérialité ne rend pas forcément le féminicide compréhensible comme un fait structurel. Des analyses, même en utilisant le mot, le placent comme une exception, un accident. Alors que ce qui est intéressant dans la nature du féminicide, en lien avec les rapports de domination et la question de l’oppression patriarcale, c’est qu’il y a vraiment une continuité : les femmes meurent à peu près pour les mêmes raisons qu’elles mouraient. Elles meurent du manque de soins pendant un avortement ; elles sont tuées dans le cadre de la sphère conjugale ; les petites filles sont tuées parce qu’elles n’ont pas apporté « l’honneur » dans la famille… il y a beaucoup de raisons qui sont encore réelles, et c’est dans ce contexte structurel qu’on peut trouver une oppression patriarcale très forte, qui n’a pas disparu. 

 

A. : Dans votre article, vous abordez également la difficulté de travailler dans plusieurs disciplines, à cause de l’impossibilité de travailler à partir de la parole des victimes. Comment travailler, rendre compte de ce vécu particulier, quand les victimes ne peuvent pas en parler a posteriori ? 

 

M. G. : Quand je commence à travailler sur le féminicide, je rencontre le terme femicide (en anglais, ndlr) en Norvège, au hasard d’une phrase – à ce moment-là, je faisais de la criminologie du genre à Oslo. Je me rends compte qu’il existe un mot en français, que je ne connaissais pas. Je commence à creuser et me rends compte de l’ampleur du phénomène et des recherches. A partir de cet ouvrage, je commence à faire mon mémoire sur le sujet pour le Master 2. Je dois alors expliquer le terme « féminicide » car autour de moi, personne ne sait ce que c’est, à part mes amies latino-américaines, pour qui c’est évident. Le terme est présent en portugais ou en espagnol, mais pas en français.

La difficulté première de mon travail est donc d’aller au-delà de la simple analyse qu’on a alors. Puisque déjà, on n’en parle pas, et qu’il y a très peu d’études. En cherchant des études, j’en trouve sur les meurtres conjugaux. Il y aura par exemple une étude historique, mais ancienne et très spécifique. Il faut donc recouper ces éléments avec d’autres, car les meurtres conjugaux ne sont pas les seuls féminicides. Ensuite, je me penche sur les archives judiciaires pour avoir une perspective socio-historique. Dans les textes, qu’est-ce ce que l’on pourrait appeler « meurtre d’une femme parce qu’elle est femme » ? Je croise alors les dossiers de procédure, je croise les histoires des femmes. Je me rends compte que des femmes vont littéralement porter plainte en 1791, le sergent refuse d’arrêter le mari, et la femme est tuée le lendemain. Pour étudier ce phénomène, j’ai essayé de passer dans toutes les archives où je pouvais trouver cette parole des femmes, et de montrer que si l’on change le langage de ces récits, on retrouve les récits d’aujourd’hui. 

Dans la deuxième période historique, je me rends compte que l’expression « crime passionnel » commence réellement à s’installer au XXème siècle. Au XIXème siècle, on la trouve moins, mais il y a un changement étonnant au XXème siècle : on ne trouve plus les mots « conjugicide » ni « uxoricide », mais « crime passionnel ». C’est intéressant pour moi de voir ce changement grâce au chemin socio-historique, parce que sans les archives, ces ruptures sont moins franches.

 

A. : Pour continuer sur les difficultés de l’étude du féminicide, on peut parler de la notion de continuum des violences : à partir de quel moment on distingue les violences conjugales de la tentative de féminicide ? 

 

M.G. : C’est une question très difficile. Elle est abordée dans l’article de Chiara Calzolaio*, qui avertit sur la question de la reprise des discours par les personnes liées à la victime. Car parfois, cela peut virer dans des dimensions « contre-féministes » du type : si les femmes se sont fait tuer, c’est parce qu’elles voulaient de le l’indépendance, parce qu’elles étaient sorties, et c’est pour cela qu’il faut rester à la maison, etc. Ce sont des discours extrêmement conservateurs, et qui posent problème à beaucoup d’égards, car on se rend compte que l’endroit où l’on se fait le plus tuer, c’est finalement chez soi. En témoignent les récents chiffres de violences conjugales pendant le confinement. Il y a vraiment cette difficulté de définir ce qu’est une survivante de féminicide. Car toutes les femmes ont vécu des violences dans leur vie, et on ne sait pas à quel moment elles ont manqué de se faire tuer. Peut-on se dire que le jour où un conjoint lui met les mains à la gorge, elle aurait pu mourir ? La plupart des féministes répondraient oui à cette question, qu’en tant que femmes, perçues comme telles, nous sommes de potentielles victimes de féminicides. 

Après, j’aurais tendance à dire que le concept de féminicide permet de se poser des questions réelles : « est-ce qu’en tant que femmes, on a, ou non, plus de chances de mourir ? » Je pense que la réponse est oui, et qu’il faut l’envisager dans une dimension extrêmement large. Notamment en incluant les femmes qui sont mortes des suites d’un suicide par exemple, parce qu’elles n’y arrivaient plus. C’est ce que suggèrent certaines théoriciennes. Est-ce que finalement, le phénomène n’est pas encore plus large ?  Beaucoup de témoignages de femmes montrent qu’elles subissent au cours de leur vie des violences : est-ce que ce n’est pas à partir de cela, finalement, qui doit définir ce phénomène social ? On peut discuter de la dimension juridique de ce terme. Mais en tant que fait social, fait politique, le fait de le définir de manière large rend service, d’une certaine manière. En permettant de se dire que les femmes expérimentent dans leur vie de nombreux moments où elles sont susceptibles de mourir. Que finalement, elles sont amenées à mourir plus facilement que si elles étaient des hommes. 

 

A. : Dans nos recherches, on a rencontré une personne qui parlait de
« violences fémicides » plutôt que de féminicide, pour englober notamment le suicide forcé et les morts suite à des violences poussées. Est-ce que c’est un terme que vous avez croisé, et qui fait sens pour vous aussi ? 

 

M. G. : J’imagine que la personne que vous avez rencontrée travaille sur l’Amérique latine ? En fait, le terme « violences fémicides » est le terme qui est entré dans plusieurs législations en Amérique latine, notamment au Costa Rica je crois. Je pense que c’est pour cela qu’il est repris. J’aime bien le fait de ne pas mettre « violences » à côté, parce que pour moi, il y a déjà cette idée de violence dans le terme de féminicide, donc il y a une sorte de répétition, comme si on disait « violences violentes ». 

Dans le mot « féminicide », il y a cette capacité aussi, en tout cas en France, à mettre en parallèle l’homicide. Je pense que c’est une force, qui est aussi de se dire que l’on construit un concept. Parce que la problématique de la question de l’homicide, et c’est ce que je dis un peu dans l’article, est qu’il est construit selon des biais androcentrés, par des hommes pour des hommes. C’est un peu comme la question des « droits de l’homme  » : de nombreuses personnes préfèreraient que l’on parle de « droits des êtres humains ». Cela permet donc de faire le parallèle : le mot « féminicide » va remettre en question ce qu’on appelle l’homicide, et réintroduire un peu la question de la domination structurelle dans le droit.

 

A. : Inversement, nous avons croisé des personnes qui se positionnent au contraire en faveur d’une réduction de la définition en France sur le féminicide intime et sur les femmes qui sont mortes, en excluant le suicide forcé, les morts suite à des violences. Le but étant d’être « plus efficace » pour lutter contre les crimes. Avez-vous croisé ce type de positionnement, et comment vous placez-vous vis-à-vis d’eux ?

 

M. G. : Pour moi ce n’est pas un problème d’avoir un concept théorique en sciences sociales qui soit large. Et si on se pose la question de la judiciarisation du terme aujourd’hui, c’est parce qu’il y a eu tout un travail militant au départ, auquel on doit le fait que le mot « féminicide » arrive sur la place publique. Ce ne sont pas les chercheuses qui sont venues avec ce mot. Un travail de fond a été fait pour le rendre visible. C’est à partir de là que les chercheuses s’en sont saisies pour y apporter quelque chose, pour discuter de manière universitaire, même si la théorie et la pratique jouent aussi énormément. Notamment dans les milieux féministes, la théorie se nourrit de la pratique et la pratique se nourrit de la théorie, c’est un perpétuel échange. 

Ce qui est intéressant est que ce n’est pas parce que le concept est  pensé de manière très large, qu’on en discute et qu’on l’enrichit, que c’est contradictoire avec le fait d’adopter une définition précise. Pour pouvoir avoir un concept qui soit plus précis, qui entre dans le code pénal, qui ait vocation à être un crime de féminicide avec des peines, des sanctions. Pour moi, ce n’est pas contradictoire. 

Le problème est plutôt de savoir ce qu’on veut en faire. Est-ce que l’on veut faire comme en Amérique latine, avec un crime qui soit uniquement le crime de l’ex-conjoint, du conjoint ? Si seul ce cas était pris en compte, on oublierait très certainement les femmes qui sont prostituées par exemple. Un des aspects les plus importants du féminicide étant que les femmes ont des vulnérabilités croisées comme la précarité, le fait d’être dans la rue, etc. Cela ajoute des éléments à la vulnérabilité, qui font qu’elles sont plus souvent victimes de ce genre de crimes. Donc : comment réduit-on ? Est-ce qu’on réduit en évacuant la question du suicide,? Ou est-ce que l’on restreint aux femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint ? Au Costa Rica, l’un des premiers pays qui a essayé de mettre en place cela, la loi a limité le crime aux femmes tuées de la main de leur conjoint actuel. L’ex-conjoint ou l’amant n’étaient pas pris en compte. On entre donc dans des considérations où, si l’on n’est pas capable de lire le phénomène un peu plus loin que le fait de tuer son épouse, cela ne rend plus compte de ce que veut dire le féminicide.

 

A. : C’est très intéressant pour nous parce que la plupart des actrices de la controverse croisées jusqu’à présent se sont concentrées sur le féminicide intime. Plus spécifiquement, comment avez-vous rencontré le sujet des travailleuses du sexe, et comment abordez-vous cette cible en particulier ?

 

M. G. : C’est à travers les archives que je l’ai rencontré pour la première fois. Il se trouve que j’ai dans mes archives une proportion assez importante de « femmes publiques » – le terme de l’époque, que je n’aime pas beaucoup, rend un peu compte de la manière qu’on avait de les penser. Elles sont assassinées en masse. Le statut moral de la victime importe énormément dans la manière dont le crime va être pensé, et traité. Si cette femme est perçue comme indigne, indigne d’avoir droit à la justice, l’accusé va être acquitté. Et c’est le cas à chaque fois. Même si elle n’est pas une travailleuse du sexe, on la suspecte un peu de ne pas avoir des moeurs « respectables », de ne pas avoir qu’un seul homme avec qui elle entretient des relations sexuelles. Potentiellement, on l’accuse d’avoir des mœurs légères, on dresse le portrait d’une femme qui ne cherche que la luxure, ce genre de choses. Par conséquent, cela impacte forcément le jugement. Dans les archives, quand je vois la manière dont elles sont traitées, on sent vraiment – je reprends le terme de Clyde Plumauzille – qu’elles sont traitées comme des « demi-citoyennes ». Elles n’ont en fait pas vraiment le droit à la citoyenneté, n’entrent pas dans cette catégorie, ne sont pas égales, n’ont pas le droit à la justice, à un procès juste. Il y a des fois où l’on se dit que les procès, en tout cas les enquêtes, ne vont pas être menées de la manière dont elles devraient l’être. 

Cela amène à plusieurs constats : 1, les travailleuses du sexe sont sur-représentées dans les victimes de féminicides ; 2, elles sont particulièrement invisibilisées du fait de leur statut ; 3, les accusés qui tuent des femmes en situation de prostitution ne risquent généralement pas grand chose. Et j’ai l’impression que ces trois constats se maintiennent, jusqu’à l’heure actuelle. Le corps d’une escort girl a par exemple été trouvé il y a quelques mois à Lyon, dans le Rhône,: elle n’a pas été comptabilisée par les comptages militants comme victime de féminicide. Il faut donc répéter à chaque fois le fait que ces femmes sont des femmes, au même titre que les mères, les épouses, les conjointes ; qu’elles sont tuées exactement pour les mêmes raisons ; qu’elles sont doublement vulnérabilisées, structurellement. La victime était en effet une jeune femme, en précarité, et dans une position de service économico-sexuel. Soit un nombre de facteurs qui favorisent le fait d’être tuée.

Il y a donc pour moi quelque chose d’étrange qui se met en place : d’une part, les associations qui dénoncent les féminicides ne rendent pas suffisamment compte du fait que les femmes en situation de prostitution sont vraiment placées en situation de vulnérabilités. La deuxième chose qui joue également beaucoup est que parmi ces femmes, il y a des femmes trans. Il y a aussi une vraie difficulté, une grande problématique dans certains milieux féministes, à compter ces femmes trans comme victimes. Pour l’instant, je n’ai pas trouvé de femmes trans dans les archives ; cela va peut-être venir avec le XXème siècle. Il y a une réelle difficulté à comptabiliser aussi ces femmes, même si une de leurs vulnérabilités est liée au fait  d’être justement perçues comme femmes, . Pour moi, il y a vraiment un problème dans la lecture de ce phénomène. Si les définitions excluent les femmes trans, on n’est alors plus dans la dimension que Russell et Radford défendaient en 1992, c’est-à-dire un phénomène global qui touche toutes les femmes.

 

A. : Pour être sûre de comprendre : le fait de ne pas prendre en compte les prostituées dans les comptages est-il récurrent en France ? 

 

M. G. : Vous connaissez le compte Facebook « Féminicides par compagnons ou ex », qui a constitué l’Union Nationale des Familles de Féminicide (UNFF). On se rend compte que leur comptage ne prend pas en compte ces femmes. Et quand Nous Toutes fait des alertes, que je reçois par mail sur la base de mots-clés, je n’ai presque jamais le mot « féminicide » associé à des cas de meurtres de prostituées. Donc il y a structurellement un problème à les prendre en compte. 

Même au-delà, on ne peut pas penser le féminicide si on ne pense pas que cette vulnérabilité peut se jouer aussi à l’endroit de la précarité. Cela ajoute la question de la classe sociale d’appartenance. Il ne faut pas penser le féminicide seulement à travers un prisme de genre. Il y a aussi cette question forte de la classe qui joue. 

J’ai donc l’impression qu’on a du mal à considérer les travailleuses du sexe comme des femmes. Il y a tout un travail à faire pour défendre leur inclusion et leur comptage.

Je ne suis pas encore arrivée sur cette phase plus en détail des archives, donc je ne me rends pas compte proportionnellement, mais c’est l’impression que j’ai dans la manière dont on conçoit le féminicide récemment. Il est important de mettre en parallèle le fait que certains féministes se revendiquent abolitionniste. . Le fait de compter ne rend peut-être pas service aux intérêts politiques qu’elles défendent le comptage-là des travailleuses du sexe tuées n’est que peu présent. Mais si on s’arrête sur une définition qui inclut la vulnérabilité structurelle, on est obligé d’y faire entrer les femmes travailleuses du sexe.

 

A. : Parmi les associations féministes, est-ce que certaines intègrent plus facilement les femmes trans, ou est-ce que leur inclusion est absente ou compliquée pour la plupart des associations ? À votre connaissance, est-ce que d’autres acteurs reconnaissent ouvertement les femmes trans, que ce soit dans la comptabilisation ou d’une autre manière ? On a par exemple vu qu’au Chili, une femme trans avait été comptabilisée comme victime de féminicide. A priori, nous n’avons pas d’équivalent en France.

 

M. G. : En  Argentine, un type de féminicide est dédié aux femmes trans (transfemicidio). Selon les militantes, cette catégorisation a été ajoutée pour affirmer que des particularités existent pour ce crime. Il faudrait réfléchir sur ce que cela signifie, car cela reste des cas où ces femmes sont avant tout tuées parce qu’elles sont des femmes. Il y a beaucoup d’autres cas où des femmes sont tuées pour ce qu’elles sont. Par exemple, les meurtres de femmes lesbiennes : parce qu’elles sont femmes, et parce qu’elles sont femmes lesbiennes, on peut là aussi avoir une catégorisation. Il peut également s’agir du fait que ce sont des femmes racisées, ou d’autres critères qui viennent jouer dans la détermination du crime. Le problème est qu’en France, on ne peut pas reconnaître deux motifs à la fois. Donc soit on choisit le genre, soit on choisit la « race ». Il faut donc réfléchir à comment les mettre en parallèle. Une juriste opposée à l’entrée du féminicide dans le Code pénal, Laurence Leturmy, va dire qu’il ne sert à rien de retenir plusieurs circonstances aggravantes parce que le droit français ne le reconnaît pas. Mais justement : ne peut-on pas réfléchir au fait qu’on pourrait reconnaître à la fois qu’une femme est tuée parce qu’elle est noire par exemple, et parce que c’est une femme ? Cela ajouterait à la symbolique, et affirmerait que l’on n’est pas dans la négation de la dimension raciste parce qu’on reconnaît celle du genre, ni dans la négation de la dimension du genre parce qu’on reconnaît celle du racisme.

Pour revenir à la problématique, les comptages qui sont actuellement faits par l’UNFF ou par Nous Toutes sont militants, et bénévoles. Ils s’appuient sur la presse et l’AFP. D’un point de vue strictement gouvernemental, le comptage qui est fait ne prend pas en compte tout meurtre qui est en dehors de la sphère conjugale, puisque ce sont toujours les morts violentes au sein du couple. On a donc déjà une définition extrêmement réduite, d’autant qu’il faut parvenir à définir ce que signifie « au sein du couple ». Cela ne prend pas en compte les disparitions, et beaucoup d’autre situations. Il y a donc une défaillance réelle dans la comptabilisation des féminicides. La Délégation aux victimes (DAV) recense un certain nombre de crimes, mais ce sont des crimes au sein du couple. 

On a davantage de crimes qui sont répertoriés par les associations et les collectifs, mais il existe globalement beaucoup d’associations dédiées aux femmes victimes de violences telles que le MAS (Mouvement d’Action Sociale), les CIDFF (Centres d'Information sur les Droits des Femmes et des Familles), VIFFIL (VIFFIL SOS Femmes, Violences Intra-Familiales Femmes Informations Libertés), FilActions, etc. qui ne font pas toutes des comptages. Et disons qu’il n’y a pas de position nationale sur l’adoption d’une définition du féminicide. C’est un mot qui n’est pour le moment employé formellement que peu. Quand il l’est, il est saisi par celles qui vont être dans la revendication du concept et dans la dénonciation du crime . Mais cela reste de la pratique individuelle, il y a eu  peu d’initiatives collectives avant les deux dernières années, mais cela est en train de changer . Il y a par exemple des mots d’ordre collectifs dans les rassemblements, comme le Collectif Droits des Femmes à Lyon (réunions d’associations féministes, de syndicats, de partis politiques sur des questions ayant trait à la défense des droits des femmes), avec une vraie reconnaissance du féminicide dans sa dimension large, qui inclut notamment les femmes trans. Mais ce n’est pas du tout unifié ; et par ailleurs elles ne font pas de comptage ; c’est un peu « au jour le jour ». Disons que la notion évolue en même temps que la société se rend compte qu’il y a des éléments qu’on oublie. Et lorsqu’on essaye des les inclure, cela pose des questions structurelles. 

Il y a, depuis le féminisme de la deuxième vague, des courants qu’on appelle les courants TERF, trans-exclusionary radical feminist, qui estiment systématiquement qu’une femme trans n’est pas une femme. Ce qu’on en hérite actuellement dans certains courants est l’impossibilité de les comptabiliser comme femmes victimes de féminicides. Or il se trouve qu’un certain nombre de femmes trans sont des travailleuses du sexe. Ainsi, à la fois, on ne reconnaît pas les travailleuses du sexe, et on ne reconnaît pas les femmes trans. On a donc une espèce de recoupement causé par une incapacité à les reconnaître. Le courant TERF, qui existe en France mais aussi très fortement en Allemagne, en Amérique, en Angleterre, définit le sujet « femme » à partir de critères problématiques. Une tribune sortie récemment par une militante d’Osez le féminisme, Pauline Arrighi*, revient d’ailleurs sur cette question. Selon les débats que ce type d’articles inclue, on ne devrait pas compter les femmes trans comme victimes de féminicides.

Après, il y a les associations comme ACCEPTESS Trans (ACCEPTESS-T, Actions Concrètes Conciliants : Education, Prévention, Travail, Équité, Santé et Sport pour les Transgenres), Cabiria, le STRASS (Syndicat du TRAvail Sexuel), qui vont au contraire comptabiliser ces femmes. Elles font un travail de terrain qui fait qu’il faut aussi les écouter sur les victimes qu’elles comptent. Mais elles ont du mal à rendre leurs chiffres publics, sûrement parce que dès qu’il s’agit d’une femme qui, encore une fois, n’a pas des « moeurs de bonne citoyenne », on revient sur une justice de classe, pas tout à fait « idéale ».

 

A. : Effectivement, nous ne savions pas qu’il existait un ou plusieurs comptages des associations de défense des personnes trans et/ou travailleuses du sexe. L’Observatoire des transidentités (ODT) mène-t-il également un comptage ?

 

M. G. : C’est une bonne question, à laquelle je ne saurais pas répondre. 

Je sais juste que lorsqu’on parle avec les associations, notamment le STRASS, on se rend compte que c’est un phénomène commun que les travailleuses du sexe soient des victimes de féminicide  . On doit ajouter à ça la question des représentations collectives : dans n’importe quel film d’enquête policière il y a toujours des prostituées assassinées. Même dans les romans noirs, on a toujours ce meurtre de femme prostituée. 

 

Il y a aussi une catégorie qu’on oublie totalement, et dont on peut discuter : dans mes archives, j’ai beaucoup de femmes qui sont âgées, et seules. Elles se font tuer, et en général le meurtre est accompagné d’un vol, ou motivé par un vol. On pourrait donc se demander si c’est le fait qu’elles soient toutes seules, perçues comme sans défense, vulnérables, fragiles, ne facilite pas le fait qu’elles se fassent tuer et voler. Elles constituent à peu près un tiers des cas de femmes tuées que je rencontre. C’est donc très représentatif, et je pense qu’il y a encore aujourd’hui des meurtres de femmes âgées parce qu’elles sont perçus comme faciles à tuer.

 

A. : Est-ce que vous pensez qu’il est préférable de regrouper les différents cas sous un terme unique de « féminicide » ou est-ce que, pour justement rendre compte des différentes dynamiques structurelles et qui se recoupent et peuvent s’ajouter en termes de vulnérabilité, c’est important d’établir plusieurs catégories, telles que vous les évoquiez tout à l’heure ?

 

M. G. : C’est une vraie question. Je pense que la poser est intéressant, et en même temps c’est presque anticiper – et c’est ce qu’il faut faire – avec deux pas d’avance. Parce qu’on se rend compte qu’il y a quand même une grosse difficulté, notamment, à  faire évoluer le mot « féminicide ». Globalement, dans les milieux féministes, il n’y a aucun problème, et même le public commence à l’adopter comme acquis à la cause. Mais il y a quand même une difficulté importante, notamment en droit, où le mot rencontre une opposition très dure. Dans des articles, des femmes juristes s’opposent formellement à l’entrée du terme, notamment pour des raisons de présomption d’innocence. Mais je pense qu’on a tout intérêt à essayer de nommer de manière plus précise les phénomènes en question, une fois qu’on les connaîtra mieux. Est-ce qu’il y a des enquêtes sociologiques sur la question, qui montrent qu’il y a des critères concrets de différenciation ? Par exemple, dans le cas du meurtre d’une femme cis et d’une femme trans, je ne suis pas sûre qu’il y ait énormément de différences, mise à part la transphobie qui est également très présente structurellement. Par contre, je suis sûre qu’il y a des différences qui se jouent typiquement dans le cas d’une femme qui serait mère de famille, et celui d’une femme qui serait en situation de prostitution. Là, il y a aussi beaucoup d'éléments à étudier. Donc effectivement, on pourrait analyser les phénomènes plus en profondeur, par des enquêtes plus précises par exemple. 

 

L’intérêt de nommer est aussi de rendre compte des dimensions qui sous-tendent les phénomènes. Je pense notamment aux féminicides anti-féministes de l’École Polytechnique de Montréal. La plaque commémorative qui a été posée à Polytechnique disait « attentat » puis très récemment « attentatanti-féministe ». C’est intéressant car j’ai eu ce débat avec Mélissa Blais, qui est chercheuse spécialisée dans l’anti-féminisme, et travaille sur les anti-féministes au Québec. On avait cette discussion, à savoir : est-ce que c’est un féminicide ? Il y a quelque chose qui fait que Marc Lépine choisit d’allertuer des femmes, pas des hommes. Et il les tue parce qu’au-delà du fait qu’il pense qu’elles sont féministes, elles sont féministes parce qu’elles sont des femmes, et elles viennent perturber l’ordre patriarcal des choses. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de femmes dans les écoles d’ingénierie québécoises. Là, Mélissa Blais et moi nous sommes mises d’accord. J’ai vu récemment qu’elle a réalisé une vidéo pour dire qu’elle utilise désormais l’expression « féminicide anti-féministe ». Je pense que cela apporte vraiment quelque chose de dire qu’il peut y avoir des féminicides contre des femmes qui étaient perçues comme féministes. 

Et je pense aussi à toutes ces femmes qui prennent la parole sur internet, dans les mouvements de grande ampleur qui ont dénoncé des agressions, des viols, qui se font harceler ou menacer de mort : je me dis qu’on pourrait aussi déplorer des féminicides anti-féministes. Il y a donc aussi un intérêt à nommer, parce que c’est parfois différent de se faire tuer dans un couple hétérosexuel – avec les rapports de domination que cela suppose malheureusement – et se faire tuer parce qu’on est une activiste féministe. Cela permet de rendre visibles des dimensions qui sont assez connectées,qui relèvent de logiques similaires puisqu’en lien avec la domination masculine, mais sont différents dans les motivations, déroulement, justifications qu’ils présentent. sont quand même différentes.

 

A. : A partir de quel moment, selon vous, la controverse prend la forme qu’on lui connaît aujourd’hui ? Autrement dit, y a-t-il des éléments clairement identifiables qui ont contribué à l’émergence des comptages et prises de paroles autour des féminicides, et à la forme actuelle des travaux en question ?

 

M. G. : C’est intéressant de voir que le concept, le mot est déjà présent au XIXème siècle ; qu’il disparaît ensuite totalement du vocabulaire ; puis le concept est vraiment théorisé à partir du Tribunal International des Crimes contre les Femmes à Bruxelles en 1976 * ; et l’ouvrage sur les féminicides Femicide: The Politics of Woman Killing sort par la suite, en 1992. Ce que je n’ai pas eu le temps de dire dans mon article sur le sujet – ce sera le cas dans un autre article – c’est que le concept est en fait traduit très rapidement, moins de dix ans après, en Amérique latine. Il se propage, parce qu’il y a là-bas une actualité qui lui donne une dimension particulière : celle des crimes de masse – qu’on a peut-être moins chez nous. Cette dimension de masse, de massification, est notamment liée à la question des maquiladoras, du trafic de stupéfiants, etc. Le concept est diffusé par les militantes, qui sont aussi des chercheuses. C’est une diffusion massive qui est aussi portée, justement, par les femmes des classes populaires, comme revendication à ajouter à toutes les revendications sociales. Finalement, c’est parce qu’il se passe cela en Amérique latine que cette diffusion massive arrive un peu en Europe. L’Italie va se doter d’une loi, qui a été appelée « loi contre le féminicide », mais où le mot « féminicide », en italien, n’apparaît en fait jamais. La même chose existe en espagnol, avec un texte contre les violences de genre : le mot « féminicide » n’apparaît pas. 

Bien que le mot n’y apparaisse pas, ces lois sont votées comme des lois contre les féminicides. Ce sont des lois d’envergure qui vont propager, aussi, le concept et les questions qu’il soulève. Ces dernières arrivent en France un peu du fait d’échos multiples. 

 

Ce qui est surprenant dans notre cas, est qu’on a mis plus de temps. En considérant qu’en 2011, Osez le Féminisme crée un site reconnaissant le féminicide, les premières revendications du mot « féminicide » datent du début des années 2010. Or c’est en 2015 qu’il apparaît dans le dictionnaire pour la première fois. 

Il y a quelque chose de vraiment important à noter : le fait que le mot soit apparu est un travail militant. C’est un travail des féministes, un travail qui est coûteux. Car en fait, les femmes qui tiennent le comptage des Féminicides par compagnons ou ex, ont reçu des menaces de mort. Elles refusaient d’intervenir dans les milieux féministes parce qu’elles avaient peur des conséquences sur leurs vies. Elles sont par ailleurs des femmes qui sont elles-mêmes survivantes de violences, ou alors ont des proches qui se sont fait tuer. Donc cela a un coût. Elles ont leurs vies, ont fait cela à côté, et ont ainsi permis de mener le débat sur le féminicide. Les associations, et notamment #MeToo, s’en sont ensuite emparées avec une communication un peu plus travaillée que de simples posts. Mais tout ce travail de dépêche, de traitement article par article, de répondre aux journaux que non, « ce n’est pas un drame passionnel » ; « ce n’est pas un crime conjugal » : ce travail est extrêmement long. C’est un travail de « petites mains », de couturières, si l’on veut reprendre, sur la question de la domination masculine aujourd’hui, la non-valorisation du travail qui est fait. Ce « petit » travail-là est au départ uniquement militant. Et elles ont quand même permis que le débat soit mené à un niveau plus large. C’est quand même assez extraordinaire, parce que ça a été repris par des journalistes. Notamment dans Libération, où Virginie Ballet et Titiou Lecoq parlent de ce comptage, permettant sa diffusion. Il se trouve quand même que le point commun des journalistes qui en parlent est qu’il s’agit globalement de femmes, de féministes. 

Jusqu’à ce qu’effectivement – probablement aussi parce que c’est dans l’air du temps – Marlène Schiappa l’utilise, le Président de la République l’utilise : une posture politique existe. Le concept s’est diffusé jusqu’aux hautes sphères de l’Etat, ce qui n’avait pas été le cas au XIXème siècle. Au XIXème siècle, le terme reste employé par vingt occurrences dans les journaux, c’est tout. Il y a certes des débats sur le fait d’enlever l’article qui permet de tuer l’époux en cas d’adultère, mais on est loin de venir subvertir le droit..

 

Donc pour moi il y a vraiment 1 : un travail militant ; 2 : le travail des journalistes qui a aussi été assez intéressant vis-à-vis de ces questions-là, et 3 : le fait que le Président de la République l’utilise, montre bien que le terme a conquis la scène publique et politique – même si finalement, cela tient peut-être plus de la communication politique que de la mise en place de mesures très fortes en faveur de la protection des femmes victimes de violences. Et enfin, dernièrement : le travail qui est fait par les colleuses, qui se lie beaucoup avec le travail mené au départ par Nous Toutes et par le collectif de victimes de Féminicides par compagnons ou ex. Il rend d’autant plus visible tout ce qui était invisible auparavant. Par exemple, c’est ce que je dis dans l’article : « nous ne voulons plus compter nos mortes » n’est plus seulement de l’ordre de dénoncer des crimes. C’est se rendre compte qu’on est tuables, toutes, et qu’il est hors de question qu’on le reste. 

 

A. : Concernant votre travail, la méthodologie de recherche dans les archives juridiques, notamment, rend particulièrement claires les « preuves » sur lesquelles vous vous appuyez. En science politique ou dans d’autres domaines, le féminicide crée-t-il des formes de savoirs particuliers ? Comment permet-il, ou pas, de produire de telles preuves ?

 

M.G. : Peut-être  avez-vous vu les articles sortis dans le dernier Genre et Société. Vous avez deux articles, avec une juriste qui est contre la judiciarisation du féminicide, et un juriste qui est plutôt en faveur. Et il y a là des arguments que j’entends depuis assez longtemps maintenant. D’un côté, il y a une personne qui va dire que l’universalisme du droit doit toujours être présent, qu’on ne peut pas inclure le terme de « féminicide » parce que cela va à l’encontre de cette neutralité. Et en face on a une juriste qui dit qu’on ne peut pas traiter correctement cette question. 

Le problème de la preuve, premièrement, c’est que la victime n’est plus là pour témoigner. Elle n’est pas là pour dire « je me suis fait tuer ». Il y a donc là déjà une réelle difficulté. Pour porter cette parole, pour la défendre, qui est légitime ? 

Par ailleurs, imaginons que cette personne arrive sous la forme d’un fantôme : on aurait la victime tuée face à son agresseur. Tous les deux arrivent, et la justice les considère comme égaux. Comme tous les deux innocents. Il y a quand même quelque chose d’étonnant à ne pas réussir à se dire que « penser l’égalité », notamment dans le sens de la justice, se fait forcément en pensant que les personnes sont innocentes, et qu’il n’y a pas de rapport de domination entre ces deux personnes. Pour moi, si on veut vraiment reconnaître le féminicide, si on veut vraiment reconnaître les violences faites aux femmes, il faut arriver à se dire que structurellement, c’est une logique qui existe à toutes les échelles : les femmes sont dominées, et ce, même si ça et là elles arrivent à trouver des marges de manœuvre pour survivre. Sans cette prémisse, on ne peut pas arriver à la reconnaissance du féminicide. Et le problème est que les juristes pensent toujours cette intégration du mot « féminicide » sans se dire qu’il y a des mécanismes de domination à l’oeuvre. Du coup « l’administration de la preuve » va se faire sur la narration du quotidien : « elle faisait ceci, on se disputait souvent, elle a aussi été violente », ce genre de choses. Mais on n’aura jamais cette dimension extrêmement structurelle qui dit : « les femmes, dans la société, sont des victimes de l’oppression patriarcale ». À partir de là, c’est difficile d’arriver à avoir un débat.

 

Concernant les auteurs de violences, la justice française condamne très peu. Pour moi, c’est parce que le droit est en difficulté quand il s’agit  de se poser des questions telles que « qu’est-ce que voudrait dire l’équité ? » Je pense que l’équité serait de prendre en compte toute cette dimension des violences structurelles. Et pour le coup, il y a une véritable difficulté dans le monde du droit à reconnaître cela. Il y a une réelle controverse, parce qu’un certain nombre de femmes juristes ont signé la tribune dénonçant la présomption de culpabilité, mais à aucun moment les féministes ne veulent remettre en question la présomption d’innocence. Elles disent juste que structurellement, il faut prendre en compte la dimension de la domination. Et visiblement, ça ne passe pas. La dynamique du droit empêche presque toute reconceptualisation des bases de la discipline. Il y a quelque chose qui fait qu’on ne peut pas formuler cette idée-là sans tout de suite s’entendre dire « vous êtes contre la présomption d’innocence ». Or, ce n’est pas vrai. C’est simplement que l’on estime que les individus ne sont pas égaux. Ils peuvent être égaux devant la justice, mais ils ne sont pas égaux en droit dans la vie de tous les jours. Il y a des constructions sociales qui nous précèdent, il faut les prendre en compte.

 

A. : J’allais vous demander si vous aviez en tête d’autres points de controverses : vous y répondez très bien concernant l’introduction ou non du terme dans le Code pénal et la position de droit qu’on vient d’évoquer. Est-ce que vous verriez des opposant-es à votre positionnement, ou aux précédentes réflexions que vous avez pu partager ?

 

M.G. : Je vais commencer par une anecdote. Il y a un an, c’était l’explosion de la question des féminicides. Yann Bouchez faisait alors sa première enquête pour Le Monde, et j’avais été contactée par Le Figaro pour faire un article, parce qu’ils avaient vu que je parlais de l’uxoricide dans un article. Ils étaient intéressés parce que l’uxoricide est une catégorie plus ancienne. On se posait la question de savoir si ce ne serait pas plus intéressant de reprendre une catégorie plus ancienne, parce que déjà créée, plutôt que de créer un nouveau mot. C’était un peu ça notre question : pourquoi un nouveau mot, alors qu’il existe d’autres mots ? Cet article était très intéressant à faire parce qu'il a permis de mettre en perspective le fait que le féminicide recouvre une sphère beaucoup plus large que l’uxoricide, et que l’uxoricide est quand même lié à une histoire d’adultère. Systématiquement, on n’a pas envie de revenir sur les considérations de l’adultère puisque ce ne sont plus des considérations « actuelles » dans notre droit. Mais plusieurs commentaires de lecteurs ont été laissés sur l’article du Figaro, notamment des commentaires d’attaque de masculinistes, en partie sur le fait que les féministes gagneraient du terrain dans le débat public. C’était la première fois que j’étais présente publiquement sur cette question, et ça a été le début de plusieurs débats que j’ai pu avoir avec toujours cette même question : « mais qu’est-ce que ça veut dire finalement d’être tuée en tant que femme ? ». Ça a été assez difficile de se rendre compte que ce qui va être systématiquement attaqué est le fait de spécifier. Le fait de pouvoir dire qu’il y a un crime spécifique, vraiment, ça pose problème à certains hommes. Comme le disait déjà le MLF (Mouvement de Libération des Femmes) au moment où elles commençaient à pratiquer la non-mixité : parce que les hommes en sont exclus, ils se retrouvent à être contre. On a là une forme d’anti-féminisme, de masculinisme assez important, parce que le terme serait plus présent et leur serait forcément défendu.

C’est un peu la première attaque que j’ai eue de la part de personnes soit masculinistes, soit anti-féministes. Ce qui va peut-être davantage poser problème par la suite, c’est qu’ils qu’ils attaquent le terme parce qu’ils n’y sont pas inclus. Puis, il y a par exemple le fait qu’on ne parle jamais de la violence faite aux hommes : on essaye donc de remettre la question des hommes au milieu.

 

A. : Cela renvoie aux arguments défendant une symétrie des violences.

 

M. G. : Tout-à-fait. Après, concernant le continuum, je n’ai jamais eu personne qui vienne s’opposer à ce concept. Ce sont plutôt des gens qui me disent « mais les femmes aussi sont violentes ». Et là on essaye de me justifier des cas, en citant des femmes qui tuent, des femmes qui ont commis des crimes horribles. On me dit « les femmes tuent ». Ce à quoi je veux répondre : « Oui, et alors ? Cela vous étonne ? » Bien sûr que non, ce n’est pas étonnant que les femmes tuent. La violence n'exclut pas les femmes. Seulement il y a quelque chose de structurel qui fait qu’il y a beaucoup plus d’exceptions concernant les femmes qui tuent, plutôt que les femmes qui sont tuées dans le cadre du couple. Dans ce dernier cas, vous pouvez suivre une certaine dynamique statistique hyper-présente. 

Un autre exemple que j’ai en tête : je ne sais pas si vous avez vu le film Jusqu’à la garde. Il montre bien qu’il y a de la violence conjugale extrêmement forte, et il est impossible de se dire « elle l’a bien cherché ». Il est impossible de se dire que cette femme est dans la provocation de la violence qu’elle subit. A aucun moment cela n’est possible car le réalisateur ne laisse pas cette possibilité. Il y a quand même des hommes qui voient ce film, et qui disent « quand même, elle ne l’a pas laissé venir à l’anniversaire de sa fille dont il a perdu la garde ». On manque un peu de lecture structurelle. Entre la claque et la mort, il n’y a pas beaucoup de temps, pas beaucoup d’espace. Il y a même des femmes qui sont tuées et sans avoir jamais subi de violence conjugale – aucune violence physique en tout cas. Ce qui est parfois difficile, c’est d’arriver à avoir un dialogue en essayant de montrer que ces violences sont très répandues. D’arriver à contrer un petit peu ces hommes qui sont dans un monde qui n’est pas du tout le monde dans lequel on vit actuellement, qui ont du mal à considérer qu’il y a une asymétrie extrêmement forte de ces violences là. 

 

Concernant le droit, je n’ai pas de position particulière quant à l’intégration ou non du féminicide dans le Code pénal. C’est-à-dire que je ne vais pas défendre bec et ongles l’intégration au droit, tout simplement parce que je ne me considère pas comme une féministe légaliste, même si je peux être parfois d’accord avec les positions de ce courant-là. Dans la mesure où je pense que le droit peut aider à certains moments, même s’il prend une définition partielle et qu’il distord les concepts qui seraient proprement féministes – comme on l’a vu par exemple pour l’IVG, qui n’était au début pas accessible aux femmes parce qu’il fallait qu’il soit fait selon certaines conditions. 

Je ne suis pas dans une position figée par rapport au droit. Ce qui m’embête plus, ce sont les arguments qui sont pris contre l’intégration au Code pénal, qui sont souvent des arguments qui révèlent tout l'androcentrisme de notre système. Notamment la notion d’universalisme : c’est un vrai débat philosophique, qui est intéressant. Mais cet universalisme-là, auquel on se réfère sans arrêt, il signifie souvent androcentrisme : on a juste du mal à spécifier de manière plus réelle dans le Code, ce qui pourrait être relatif à la vie des femmes. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’universalisme que notre droit est foutu. Se poser la question de ce qu’on doit inclure pour rendre compte des rapports de domination et les prendre en compte, ça me semble important. . Quand j’entends ces critiques, ces levées de boucliers conservateurs qui défendent l’universalisme sans se poser la question de ce que cet universalisme révèle et produit, que j’ai envie d’aller vers l’intégration dans le Code pénal. 

 

En fait, le Code pénal sanctionne, mais ce qui est plus intéressant pour moi est ce qui va se faire en parallèle, pour qu’on arrive à ne plus avoir de féminicide du tout. L’accueil des femmes victimes de violences dans les centres, le fait qu’il puisse y avoir beaucoup plus de logements sociaux : ce sont des choses qui sont beaucoup plus invisibilisées dans le débat public. On retrouve les dispositifs de bracelets électroniques, de téléphones grand danger, mais rarement les questions de financements des associations, de places dans les hébergements. La question du Code pénal est importante, mais il ne peut pas résoudre seul les problèmes de violences conjugales. Donc pourquoi pas l’intégration, mais pas que ! Si l’on pense qu’on va réduire le nombre de féminicides par le fait qu’on sanctionne les auteurs, je pense qu’on se trompe. C’est un fait qui est systémique, avec la violence contre les filles qui est déjà présente très tôt, donc il faut se dire qu’on doit prenne en charge ces violences-là. Cela veut dire : prévention, éducation à la sexualité, à la notion de consentement, etc. C’est à toutes les échelles qu’il faut agir. Je dirais qu’il faut parfois aussi réussir à déplacer la controverse : est-ce que la question du Code pénal, seul, est intéressante à poser ? Pour moi, ce n’est pas le cas. Il faut la poser avec d’autres éléments. Ainsi, dans l’arsenal pour lutter contre les féminicides, on peut avoir le Code pénal, mais ce n’est clairement pas la seule chose.

 

A. : Pour conclure, est-ce que vous avez en tête des conseils de lecture, ou un point qu’on n’aurait pas abordé du tout et qui vous semble important ? 

 

M.G. : Dans la dernière revue Travail, genre et sociétés, les articles de Diane Roman et Catherine Marie sont très intéressants, notamment parce qu’ils synthétisent les arguments cités pour ou contre l’entrée du féminicide dans le Code Pénal. Souvent, il est avancé que le Code pénal ne fait pas de différence entre les hommes et les femmes, sauf pour quatre cas. Or pour une fois, les quatre cas sont exposés, parmi lesquels la grossesse. Cela donne lieu à une mention que je ne connaissais pas : celle de la « vulnérabilité ». Il y a donc déjà dans le Code pénal une mention de la vulnérabilité. Pourquoi ne pas aller plus loin ?

 

Il serait aussi important de dire que, si le féminicide est central dans le débat public aujourd’hui – disons que la bascule est entre 2016 et 2017 – il ne faut pas pour autant en faire un acte qui est déconnecté du reste. Il faut vraiment le lire comme intégré au continuum des violences. Or le problème est que la manière dont on en parle, dont on en entend parler, le rend parfois exceptionnel : beaucoup plus grave que le viol, beaucoup plus grave que le harcèlement, beaucoup plus grave que le cyber-harcèlement, etc. Cela pourrait aussi constituer en soi aussi une controverse parce que la manière dont il peut être employé de manière médiatique, fait que c’est un objet à la mode, mais qui au final est extrêmement ancien. C’est pas parce que le mot est repris depuis peu, que le phénomène ne révèle pas aussi toutes les dimensions de vulnérabilité des femmes, qui sont en général sous-traitées et sous-calculées. C’est pourquoi je pense qu’il faut envisager ce phénomène comme un fait social qui recouvre différentes sphères. C’est d’ailleurs très intéressant que vous ayez choisi d’établir la « cartographie » de la controverse. Car l‘intuition, l’envie que j’avais pour mon sujet était de dessiner la « sphère féminicide ». Il y aurait une sphère très large correspondant au féminicide, dont une petite partie serait à cheval sur celle du suicide par exemple, parce que suicide et féminicide peuvent être regroupés. Pour le viol aussi, parce qu’un viol peut être suivi d’un féminicide, mais ce n’est pas obligatoire. L’idée de cartographie est donc intéressante car elle appelle à une projection mentale des phénomènes.

* Calzolaio, Chiara, « Les féminicides de Ciudad Juárez : reconnaissance institutionnelle, enjeux politiques et moraux de la prise en charge des victimes ». Problèmes d’Amérique latine, 84(2),

61-76, 2012

* « Trans : suffit-il de s’autoproclamer femme pour pouvoir exiger d’être considéré comme telle ? », publiée à l'origine par le Huffington post le jeudi 12 février 2020, dépubliée peu de temps après à la suite des vives réactions provoquées, puis publiée le 17 février 2020 sur le site de Marianne

Le premier Tribunal International des Crimes contre les Femmes se tient au Palais des Congrès de Bruxelles du 4 au 8 mars 1976 et rassemble 2,000 femmes venues de 40 pays. L’idée vient d’un groupe de travail de Stratégie Féministe Internationale basé à Femö, au Danemark. Source : Horton, Lydia, Introduction, In: Les Cahiers du GRIF, n°14-15, 1976. Violence, pp. 83-86

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