Victimes
Enjeux de l’introduction du féminicide dans le Code pénal pour les victimes
Dans un soucis de compréhension, nous vous recommandons de lire d’abord les questions que soulève l’introduction d’une nouvelle incrimination dans le Code pénal avant de découvrir ses enjeux pour les victimes.
Un crime de féminicide :
débats sur la reconnaissance
du statut de victime
Le fait de nommer juridiquement cette violence signifie reconnaître non seulement le meurtre d’une femme, mais également reconnaître l’expérience des femmes victimes de la violence misogyne systémique. En effet, c’est le caractère systémique des violences masculines à l’égard des hommes qui est mis en avant par les partisans de la création du crime de féminicide. Comme l’écrit Osez le Féminisme :
« Le droit ignore les rapports de domination entre hommes et femmes et ne prend pas en compte la portée misogyne des meurtres de femmes. » Mieux nommer, pour mieux protéger, c’est ainsi que raisonnent plusieurs acteurs. Ainsi, Muriel Salmona, psychiatre spécialiste des violences conjugales et de la mémoire traumatique, souligne « L’importance symbolique essentielle qui est de reconnaître qu’il s’agit d’une violence systémique, d’un problème de société identifié comme tel. Ce n’est pas une simple délinquance criminelle. Cette reconnaissance permet de pouvoir identifier les facteurs de risque très importants pour les femmes en général et de pouvoir ainsi les protéger très concrètement ». Ce caractère systémique de la violence masculine à l’égard des femmes ne fait pas l'unanimité auprès de tous les acteur.ice.s de la controverse. Ainsi, pour certain.e.s, l’introduction du féminicide dans le droit serait ignorer que des hommes sont également victimes de violences conjugales allant parfois jusqu’à la mort. Sur ce point, on peut également citer les prises de positions de Valérie Boyer, Vice-Présidente de la Délégation aux Droits des Femmes, aux côtés de Fiona Lazaar, qui s’oppose à l’introduction du féminicide dans le droit et prône la conservation du terme de violences conjugales, voire de conjugicide : pour elle, la dimension la plus importante dans ces crimes est le fait qu’ils se passent à l’intérieur du foyer, censé être un « lieu de protection ». Elle ajoute ce terme permet d’inclure les victimes masculines, qui existent à la fois dans les couples hétérosexuels et homosexuels.
Pour celleux pour qui le caractère systémique de la violence masculine ne fait aucun doute, une telle incrimination contribuerait à « faire évoluer les représentations sociales », comme l’écrit Catherine Le Magueresse. L’association Osez le Féminisme estime que cette traduction juridique entraînerait un changement dans le traitement médiatique de ces meurtres : « Cela permet, en outre, de faire avancer la prise de conscience : si l’on nomme les féminicides pour ce qu’ils sont, et qu’on ne les retrouve plus dans la rubrique faits divers sous le titre « fou de douleur, le mari éconduit tue sa femme », leur nombre et leur motif commun prendra une allure de fait de société. ».
Pour d’autres, ce changement des représentations sociales peut s’opérer sans que l’on ait à introduire cette infraction dans le Code pénal. Pour certains acteurs en effet, l’utilisation du terme dans le débat public suffit à reconnaître le phénomène et ses victimes pour mieux les protéger. Pour la Délégation aux Droits des femmes par exemple, qui ne souhaite pas donner de force juridique à ce terme mais qui considère que son utilisation en dehors du champs pénal permettrait de prendre conscience que ces violences découlent « d’une relation de couple déséquilibrée caractérisée par la domination masculine ». Dans le rapport de la députée Fiona Lazaar fait en son nom, portant sur l’utilisation du terme « féminicide », la Délégation se positionne donc en faveur de son utilisation dans le débat public, médiatique, et courant. En ce sens, la Délégation formule une résolution, adoptée par la suite, qui résume sa pensée « Considère que le terme de « féminicide » désigne les meurtres de femmes en raison de leur sexe, en particulier lorsque ceux-ci sont commis par le partenaire intime ou ex-partenaire intime ; Souhaite que l’emploi du terme de « féminicide » soit encouragé en France afin de reconnaître le caractère spécifique et systémique de ces crimes et ainsi de mieux nommer ces réalités intolérables pour mieux y mettre un terme ».
La CNCDH écrit également dans son avis de 2016 : « La Commission estime néanmoins que l’usage du terme « féminicide » doit être encouragé, à la fois sur la scène internationale dans le langage diplomatique français, mais aussi dans le vocabulaire courant, en particulier dans les médias ». C’est donc un enjeu symbolique qui est ici défendu, voire même pédagogique.
Mais pour reconnaître les victimes, par quelque voie que ce soit, il faut d’abord les identifier. Pour Clarisse Serre, une définition juridique du féminicide nécessiterait préalablement une définition du féminin et du masculin, ce qui est loin d’être une évidence. La Délégation aux droits des femmes relève également cette difficulté de définition et craint que celle-ci entraîne une difficulté de qualification, et fragilise ainsi la défense des femmes victimes. Des difficultés se posent également concernant la façon dont les femmes victimes de violences meurent : si le cas des femmes décédées suite à des violences physiques fait consensus, celui des femmes qui mettent fin à leur jour pour échapper à des violences physiques et psychologiques exercées par son conjoint ou mari, que l’on désigne comme étant des “suicides forcés”, n’est pas fixé. En France, le débat a été mené en majorité grâce au travail de Yaël Mellul, avocate, qui co-dirige en 2019, avec Hélène Furnon-Petrescu, le groupe de travail dédié aux violences psychologiques et le suicide forcé au Grenelle contre les violences faites aux femmes. Pour elle, le suicide serait, pour certaines victimes de violences conjugales sous emprise, la seule porte de sortie. Elle souhaite donc que le suicide forcé soit intégré au Code pénal, par le biais d’une nouvelle circonstance aggravante au délit de harcèlement psychologique au sein du couple (délit pénal dont elle est elle-même à l’origine, introduit dans le Code pénal en 2010, à l’article 222-33-2-1), qui engloberait à la fois le suicide mais aussi sa tentative. Un texte en ce sens a donc été élaboré lors du Grenelle, puis a été adopté par l’Assemblée Générale, et devrait passer prochainement au Sénat (concernant le féminicide dans sa définition communément utilisée, c’est à dire quand un homme met lui-même fin à la vie de sa compagne, Yaël Mellul considère que les dispositions du Code pénal telles qu’elles existent actuellement sont suffisantes pour le punir).
« Les peines sont portées à dix ans d’emprisonnement et à 150 000 € d’amende lorsque le harcèlement a conduit la victime à se suicider ou à tenter de se suicider. »
Article 7 de la proposition de loi visant à protéger les victimes de violences conjugales, adoptée par l’Assemblée Nationale
Par ailleurs, certains observateurs craignent qu’en insistant sur le statut des victimes, on enferme les femmes dans cette position, reproduisant ce faisant les schémas patriarcaux. C’est là une des inquiétudes exprimées par la Délégation aux droits des femmes dans son rapport d’information paru en février 2020, en rapportant les propos de l’historienne du droit Victoria Vanneau, entendue dans le cadre de l’élaboration du rapport : « faire exister la femme comme une minorité, comme une catégorie fragile ne va pas dans un sens positif pour les femmes ». Clarisse Serre et son co-auteur, Charles Evrard, s’expriment dans leur article Non, il ne faut pas qualifier pénalement le féminicide (en réponse à l’article de Catherine Le Magueresse, dont le titre pose la question) dans un sens similaire, en écrivant :
« Finalement, le risque est réel de parvenir au résultat inverse de celui recherché : au lieu d’assurer la protection et l’émancipation de la femme, on la réduit à une posture plus ou moins intégrée de victime et de proie pour des hommes-prédateurs qui seraient tous mus par une haine du féminin. Cette conception ne reflète ni la réalité de la société française ni le combat des femmes pour leur émancipation.».
Penser “l’avant” : prévenir
ce que l’on ne peut pas réparer
La prévention du féminicide se base notamment sur le concept de continuum des violences (conceptualisé par la Professeure Liz Kelly, 1988), qui désigne toutes les formes de violences auxquelles les femmes sont confrontées au cours de leur vie, et dont le féminicide serait l’expression la plus extrême. Dans le cadre des féminicides intimes (au sein du couple donc), le meurtre est dans la grande majorité des cas, précédé d’autres formes de violences, physiques, et/ou psychologiques. Ces violences sont autant de signes d’alerte qui peuvent permettre la prévention du féminicide. Selon le rapport de l’IGJ sur les homicides conjugaux (pas seulement les féminicides), 15% des auteurs avaient déjà été condamnés pour violences conjugales avant le meurtre, dont 77% pour des faits commis sur la même victime, l’étude ajoute que dans un cas sur deux, l’auteur a récidivé dans les ans de la condamnation précédente, par un homicide ou une tentative d’homicide sur la même victime. Plus alarmant encore, on peut lire dans ce rapport que deux tiers des victimes d’homicides avaient subi des violences conjugales antérieurement, dont 65% avaient été dénoncées à la police. Pour la détection des violences non signalées aux forces de police, la mission préconise une modification de la législation concernant le secret médical, mais aussi une invitation aux médecins à évaluer systématiquement l’état général de la victime, pour mieux l’orienter vers les services spécialisés.
Sur le volet préventif, des dispositifs existent pourtant pour tenter de protéger les victimes de violences conjugales avant le passage à l’acte, or ceux-ci sont très peu utilisés. Selon les données recueillies et traitées par l’IGJ à l’occasion de la mission sur les homicides conjugaux, le recours à la main courante lors des déclarations des victimes de violences est très courant, au détriment d’un dépôt de plainte. La mission relève que seuls 18% des mains courantes observées au sein de l’étude ont donné lieu à une investigation. L’IGJ déplore notamment la faible utilisation des dispositifs de protection existant : les ordonnances de protection, issues de la loi du 9 juillet 2010 (seules 2 cas sur 88 affaires étudiées), le téléphone grave danger (1 seul cas sur les 88 étudiés), l’interdiction d’entrer en contact avec la victime (7 cas observés, dont 2 non respectés). Pour renforcer l’utilisation de ces dispositifs, l’IGJ recommande, entre autres mesures, l’organisation d’une campagne nationale annuelle pour informer les professionnels et le public de l’existence de ces dispositifs. Parmi les autres mesures proposées, on relève également l’invitation faite aux parquets à systématiser la réponse pénale dès le premier fait, avec des stages de sensibilisation aux violences conjugales notamment. Ces considérations sont partagées par certains des acteurs favorables à l’introduction du féminicide dans le Code pénal, notamment par Ernestine Ronai, fondatrice et responsable de l’Observatoire départemental de Seine-Saint-Denis des violences envers les femmes, qui insiste sur l’importance de la formation des professionnels confrontés aux situations de violences conjugales, et regrette la faible utilisation de l’ordonnance de protection en France.
« Sur un total de 40 mains courantes et PVRJ déposés par les victimes de l’étude, la mission relève que sept (18 %) ont donné lieu à investigation de la part des services enquêteurs , les autres n’ayant fait l’objet d’aucun traitement selon les pièces des dossiers étudiés. »
Rapport de l’IGJ sur les homicides conjugaux, 2019
Selon de nombreux acteur.ice.s, cette carence s’explique notamment par un manque de moyens (« Plus que de textes, c’est de moyens dont a besoin la justice pour protéger les plus faibles. » Clarisse Serre & Charles Evrard). Catherine Le Magueresse déplore également le manque de moyens, bien qu’elle se positionne pour sa part en faveur d’un crime de féminicide dans le Code pénal, rappelle que la formation des professionnels et la sensibilisation du public, et notamment des plus jeunes, coûtent très cher, et que les budgets actuels ne permettent pas de les assurer (le budget alloué aux Droits des femmes étant le plus faible du gouvernement). La Délégation aux droits des femmes pointe quant à elle la responsabilité d’autres professionnels, comme les médecins dans la détection des violences, ou les médias dans la banalisation des crimes.
Enjeux psycho-sociaux
et physiologiques
pour les victimes
Continuum de violences
L’inscription du féminicide dans un continuum de violences faites aux femmes est une position partagée par de nombreuses actrices de la controverse (Aurélie Latourès, Magali Mazuy, chercheuse à l’INED, Margot Giacinti, et par de la plupart des associations militantes).
De ce point de vue, la question des mécanismes psychiques pour les victimes est donc indissociable d’une compréhension plus globales des violences conjugales, qui incluent selon Liliane Daligand, psychiatre et docteur en médecine et en droit :
-
la violence physique, la plus repérable mais souvent banalisée
-
la violence sexuelle, qui fait partie d’un rapport de domination
et d’emprise, et provoque un sentiment de honte et d’humiliation chez la victime tel que c’est une des formes de violence les plus difficiles à exprimer -
la violence psychologique, la plus destructrice et difficile à repérer, puisqu’elle opère insidieusement, par dénigrement ou indifférence, générant un fort sentiment de peur et de perte d’estime de soi
-
la violence sociale, qui isole la victime de son entourage et des interactions sociales extérieures pour mieux la contrôler
-
la violence économique, autre outil de contrôle qui dépossède
la victime de son autonomie -
la violence administrative, qui vise à éviter toute tentative de fuite de la victime
« La violence s’impose sous toutes ses formes, selon un cycle désormais bien connu, l’emprise étant le maître mot de ces situations »
Liliane Daligand
Le cycle de violences conjugales
Ces différents types de violence peuvent être associés ou isolés, et s’inscrivent dans le cadre d’un cycle de violences conjugales désormais largement décrit et relayé par de nombreuses associations d’aide aux victimes et par des avocat.e.s comme Anaïs Defosse, à partir de sources dans le champs de la recherche.
Constaté et théorisé en en 1979 par la psychologue américaine
J. Walker lors de son travail thérapeutique avec des femmes victimes de violences, ce cycle comprend initialement trois étapes :
-
la phase d’accumulation de tensions, à la durée variable,
où la réalité ne correspond plus à l’image idéalisée -
l’explosion de la violence, disproportionnée par rapport à son déclencheur
-
la phase de remords, une fois la tension dissipée, qui repose sur la justification, la responsabilisation et le pardon (attribution de la violence de l’auteur à des causes extérieures ou à sa compagne), et vise à convaincre la victime que les violences vont cesser et/ou à culpabiliser la victime pour l’empêcher de partir.
Plus tard, d’autres autrices intègreront une quatrième phase, la lune de miel, état de bonheur caractérisé par l’excitation de la rencontre, intense et euphorique, qui s’accompagne d’une idéalisation de l’autre ou de sa capacité à évoluer. Le raccourcissement de la durée de cette phase de lune de miel entre chaque cycle signifie précisément une escalade dans les violences et un risque accru de passage à l’acte encore plus violent (voire de féminicide), d’autant plus fort lorsque le cycle finit par se réduire aux phases d’explosion et de remords.
« La victime se sent coupable et croit posséder
le pouvoir d’atténuer la violence de son compagnon. Elle pardonne, et une fois la crise passée, la violence justifiée, le calme revient,
et le cycle de la violence se profile de nouveau, recommençant par la lune de miel.
Elle croit avoir un pouvoir thérapeutique
et se persuade que l’amour le transformera.
Elle accepte ainsi de lui donner une chance.
Mais généralement, le cycle se poursuit, avec escalade de la tension, épisode de violence, justification et lune de miel »
Liliane Daligand
Mémoire traumatique
Les mécanismes à l’œuvre pour les victimes dans le cadre du continuum de violence qui peut aboutir au féminicide sont particulièrement bien décrits par Muriel Salmona, principalement dans le cadre de son association « Mémoire traumatique et victimologie».
La mise en évidence de ces mécanismes est triplement importante, pour la victime elle-même et ses proches d’une part, pour une meilleure prise en charge globale et pluridisciplinaire d’autre part, et enfin pour les expertises judiciaires et la formation des magistrat.e.s et avocat.e.s sur ce sujet.
Facteurs de risque
de féminicide dans le cadre
de violences conjugales
L’inscription du féminicide dans un continuum de violences conjugales permet l’identification et à la formalisation des principaux facteurs de risque de féminicides lors de violences conjugales, qui sont au nombre de 12 selon Muriel Salmona (qui s’appuie sur Campbel, 2003 ; Grass, 2008 ; et Hilton, 2008) :
L’enjeu de l’identification de ces facteurs de risques est de pouvoir ensuite quantifier ce risque (extrême quand plus de 10 critères sur 12 sont remplis, sévère entre 7 et 10, important entre 3 et 7 et à surveiller en dessous de 3 sur 12), afin de prévenir les féminicides de manière plus efficace. Concrètement, il s’agit ensuite de poser 11 questions, pour déterminer si la femme en question est en danger imminent et a besoin de mesures de protection immédiates ou si elle se trouve en situation de danger important, a fortiori si les violences s'intensifient en termes de force ou de fréquence, et pour évaluer le risque de passage à l’acte violent du conjoint et de danger suicidaire pour la femme.
L’emprise : conditions, enjeux
et conséquences
L’ensemble de ces violences contribue et constitue le phénomène d’emprise, qui n’est possible du côté de la victime que « si l’être ainsi envahi souffre déjà d’une insuffisance langagière qui ne lui permet guère de nouer une relation de parole avec l’autre. « L’emprise se fait là où ça pense et non là où ça parle. » Celui qui s’identifie à ses images, à ses pensées, à ses représentations fantasmatiques est la victime de choix. L’emprise, c’est une substitution d’images ou mieux une contamination métonymique par les images instillées. C’est l’introduction à une pathologie narcissique » (Liliane Daligand).
Ce qui est en jeu pour la victime, c’est son altérité propre, qui est refusée et niée, puisque la personne sous emprise devient un objet ayant pour but la satisfaction de la pulsion de l’autre. Le risque est alors de perdre « la réalité de sa propre existence », à partir de la confusion entre la pulsion d’emprise et l’amour fusionnel.
La souffrance de la victime, devenue « autre-objet » et non plus autre-sujet, peut ici alimenter la satisfaction de l’auteur qui, dans certains cas, jouit de cette souffrance.
Les conséquences psychologiques de cette emprise pour la victime sont multiples : inhibition, anesthésie, absence de réaction, sidération, voire anéantissement, et surtout, culpabilité. Il s’agit de donner un sens, de trouver une raison ou « une faute qu’elles auraient pu commettre afin de comprendre l’incompréhensible ». Au niveau physiologique, le stress dû aux multiples tensions aboutit à une dépression du système immunitaire, et à des symptômes d’angoisse (oppression, palpitations, insomnies, douleurs, troubles digestifs, fatigue, peur permanente…). Les comportements associés sont l’évitement, l’hypervigilance et les troubles de l’humeur de type dépressif (tristesse, sensation de vide, d’isolement, perte de l’élan vital, idées suicidaires…).
La compréhension du phénomène d’emprise pour les victimes permet également d’identifier les clés pour en sortir : « pour sortir de l’emprise, il faut retrouver l’estime de soi, la foi en l’autre », et retrouver la parole, constitutive et protectrice de l’humanité, également nommée « le symbolique ».
La thérapie vise alors à sortir la victime de ses processus traumatiques psychiques, où la mort est un risque immanent, et de celui de ne pas accéder à la parole comme sujet, l’expérience répétée de la négation de son altérité l’ayant privée de l’ouverture à ce symbolique.
L’enjeu de cette thérapie est double : permettre à la victime de se souvenir au lieu de répéter (selon la distinction freudienne), la répétition des faits s’opposant au travail de mémoire nécessaire à la sortie de la mémoire traumatique ; et la reconnaissance puis le dépassement du statut de victime par l’écoute thérapeutique et la parole adressée en retour qui lui redonne son statut de sujet et son ouverture au symbolique.
Le « rôle » de la victime
dans le processus psychique
de « victimisation » :
impensable ou impensé ?
Si la plupart des travaux se concentrent sur le rôle de l’auteur dans la mise en place de l’emprise et du cycle de violence à l’origine de féminicides intimes selon de nombreuses actrices, certaines chercheuses interrogent ou affirment l’existence d’un « rôle » de la victime dans la mise en place puis la mise en œuvre de la relation d’emprise qui lie l’auteur et sa victime.
C’est notamment le cas d’Annick Houel et Claude Tapia, psychologues sociales, qui soulignent l’adhésion des femmes victimes de féminicide (terme qu’elles n’emploient pas, lui préférant celui de « crime dits passionnel ») à un modèle de genre inégalitaire, du fait d’une emprise d’ordre systémique dans la sphère familiale.
« Car si, d’une part, on peut affirmer de la façon la plus nette que ces crimes sont un effet de l’inégalité entre hommes et femmes, d’autre part, pour comprendre les processus qui y conduisent, il faut admettre que ces femmes adhèrent au modèle de fonctionnement dont elles vont mourir, ou dont elles se défendent par le crime.
Elles sont toutes sous la même emprise d’une représentation traditionnelle de la famille où domine l’appropriation des femmes (Guillaumin, 1978). Ce qui ressort donc, au final,
de notre recherche, c’est le caractère profondément destructeur de l’inégalité entre les sexes, et sa collusion profonde avec un modèle familial hautement pathogène,
car fondé sur l’emprise. » Annick Houel et Claude Tapia
Magali Ravit questionne également l’existence d’un «rôle de victime» d’un point de vue clinique, en proposant de ne pas interroger seulement les processus mobilisés dans l’acte violent du point de vue de l’agresseur donc, mais aussi et peut-être d’abord « l’épreuve de transformation que doit accomplir l’objet, la victime, entraîné dans l’agir violent». Là encore, la relation violente se construit à deux,
la femme participant à la construction qui la fait passer de sujet relationnel à objet victime, de même que l’homme participerait à sa transformation en agresseur, et réciproquement.
De son côté, Liliane Daligand analyse le rôle de la victime à travers trois éléments :
-
la confusion de certaines femmes victimes entre amour, possession et jalousie (associée à la croyance d’un destin funeste les poussant à toujours rencontrer des hommes violents), qui implique un risque accru d’être réduite à l’état d’objet. En ce sens, les victimes ne sont donc « pas prédisposées à subir l’emprise », mais « en quelque sorte complices et ne souhaitent pas s’extraire de la situation ».
-
la répétition identificatoire de la victime, c’est-à-dire la répétition de cette clinique de la violence (une victime pouvant être victime de tous les hommes rencontrés).
-
la jouissance, soit le fait que ce processus de « renforcement des identifications imaginaires » corresponde aussi à un moyen pour la victime de s’évader d’elle-même. La jouissance décrit précisément en analyse un état d’ailleurs, « au-delà de la sensorialité, au-delà de l’intellectualité, au-delà de tout plaisir ou déplaisir », état qui peut être inconsciemment recherché par certaines victimes.
Il ne s’agit pas ici d’attribuer une quelconque responsabilité aux femmes victimes quant aux violences voire aux (tentatives de) féminicides subies, mais de souligner leur pouvoir au sens premier du terme, leur possibilité d’action en amont du processus d’emprise, voire au cours du cycle de violences.
En somme, toute la difficulté réside dans le fait d’éviter un double écueil : l’essentialisation des femmes comme victimes, et leur culpabilisation.